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Dissertation


Arguments pour des dissertations sur le désir

Argument 1 : Désirer, est-ce s’affirmer ?

    Désirer suppose de s’élancer et de s’engager dans le monde ; ainsi je désire pour avoir quelque chose qui est au-delà de mon être ; ou encore je désire pour être quelque chose de plus que ce que je suis ici et maintenant : je désire pour élargir l’horizon de mon existence. En d’autres termes, je désire pour me poser dans le monde, pour affirmer ma présence. Dès lors n’y a-t-il pas une équivalence entre l’action de désirer et le fait de s’affirmer ? Mais qu’est-ce que s’affirmer précisément ? C’est se rendre ferme, c’est manifester une force d’être, c’est avoir la volonté de vaincre des obstacles que le monde oppose à l’être humain. En quoi désirer est-il le signe de cette volonté d’exprimer sa force à la face du monde ? Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit expose la situation de l’être humain lorsqu’il découvre que le monde ne met pas tout à sa disposition ; il est en situation de manque ; il se rend compte alors de son incomplétude : il est un être singulier qui ne se suffit pas à lui-même ; il lui faut, pour se conserver, chercher à surmonter cette incomplétude. Ainsi le désir structure sa vie, puisque le désir est cette tendance nécessaire au vivant pour combler des manques et répondre à des besoins. Par le désir l’être humain transforme le monde pour qu’il réponde à ses besoins vitaux ; il affirme donc sa puissance d’être sur le réel ; il se pose en modifiant le réel pour mieux l’assimiler et surmonter son incomplétude. N’est-ce pas là le signe de son affirmation ? L’être humain se découvre comme conscience de soi, à savoir comme conscience qui ne se confond pas avec le monde, qui s’oppose au monde pour mieux se poser ; la conscience s’affirme au sens où elle acquiert la certitude d’elle-même dans sa différence avec le monde qu’elle assimile pour être : elle est ainsi désir, désir d’être, désir d’affirmation : « Ainsi la conscience de soi est certaine de soi-même, seulement par la suppression de cet autre qui se présente à elle comme vie indépendante ; elle est désir » explique Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit.

 

Argument 2 : Faut-il réprimer ses désirs ?            

    Réprimer quelque chose suppose une lutte contre cette chose, comme si cette chose-là incarnait un danger vital ou comme si elle mettait en péril un équilibre particulier. Suivant cette perspective, réprimer ses désirs signifierait faire violence à ses propres désirs, parce qu’on craint leur pouvoir et leur influence. Nos désirs sont-ils donc des ennemis ? Ont-ils un pouvoir dévastateur sur nous ou sur notre environnement ? Lorsqu’ils prennent la figure de la pulsion qui s’apparente à une poussée qui s’exerce à l’intérieur de l’organisme et qui recherche satisfaction, il est possible de les considérer avec méfiance et inquiétude. Pourquoi ? Parce que ce que désire l’organisme n’est pas nécessairement en accord avec l’environnement dans lequel cet organisme humain évolue. Ainsi il y a la pulsion d’amour, comme l’explique Freud dans Malaise dans la civilisation, qui orientée sur un seul être, devient néfaste pour la vie collective : « (…) l’amour va contre les intérêts de la civilisation » écrit Freud. Il faut comprendre que la civilisation ne peut pas se satisfaire d’un couple d’amoureux qui ne vivrait que pour leur amour, au détriment d’un amour plus essentiel qui est celui du genre humain ; il ne s’agit donc pas d’aimer un seul être, mais tous les autres êtres en vue de fonder une vie collective harmonieuse. Il convient par conséquent de dépasser les frontières du désir premier qui nous porte vers l’amour d’un seul. Au nom de la civilisation, l’être humain doit engager une lutte contre cette pente naturelle de la pulsion d’amour pour en élargir le champ. Cela relève d’une nécessité sociale et politique pour rendre possible le vivre ensemble. Nous pouvons également ajouter que la civilisation elle-même engage une répression contre l’amour pour contraindre l’homme à se soumettre aux idéaux de la vie collective : aimer chaque homme comme son prochain. Les désirs subissent bien une répression, au sens où ils ne connaissent pas un développement libre et doivent suivre les contraintes de la civilisation. Ce qui s’exprime alors est une nécessité imposée à la civilisation : tous les désirs ne sont pas recevables. Il faut donc bien réprimer ses désirs.

  

Argument 3 : L’éveil du désir.            

    L’éveil est comparable à l’aurore, à ce moment étonnant où la terre quitte peu à peu la nuit pour accueillir une lumière nouvelle ; l’aurore est ainsi le passage de la pénombre à la clarté : le monde apparaît sous un jour nouveau. Dès lors il est possible d’appréhender l’éveil comme cette expérience singulière d’une découverte d’un nouveau monde ; l’éveil du désir serait alors l’émergence de sensations et d’émotions nouvelles qui naîtraient dans le corps et l’âme d’une personne. Imaginons par exemple l’éveil du désir sensuel dans l’être d’une jeune femme qui se laisse porter par des sensations inconnues pour elle ; c’est ainsi que dans la Nouvelle « Une partie de campagne », Maupassant décrit l’émergence du désir sensuel dans l’âme encore innocente de la jeune Henriette qui à la rencontre du beau canotier Henri, se laisse conduire par des impressions nouvelles ; elle découvre en elle des forces désirantes qui étaient demeurées jusqu’alors dans l’ombre de son corps et dans les coins cachés de sa psyché. Ce sont des puissances naturelles qui s’expriment en elle et qu’elle éprouve en harmonie avec les éléments de la nature : le chant du rossignol est là pour signifier les premiers émois sexuels jusqu’à la jouissance de la jeune femme : « Un rossignol ! Elle n’en avait jamais entendu, et l’idée d’en écouter fit se lever dans son cœur la vision des poétiques tendresses » écrit Maupassant. Et le chant du rossignol, métaphore même de l’acte amoureux entre Henriette et Henri, connaît « des pâmoisons prolongés (…), de grands spasmes mélodieux ». Henriette n’imaginait pas pouvoir être traversée par une telle force désirante : n’est-elle pas « affolée par un désir formidable » ? Si bien que l’éveil du désir s’opère en l’être humain, malgré lui. C’est le désir qui naît comme une force puissante et irrésistible, et qui donne le sentiment pour Henriette notamment de découvrir un nouveau monde.

 

Argument 4 : Y a-t-il une sagesse du désir ? 

    La sagesse est une expérience sérieuse, qui demande une ascèse particulière. Pour devenir sage moralement, l’être humain doit se contraindre à modérer ses passions, à contrôler sa vie affective, à renoncer à des désirs dont la satisfaction le mettrait en désaccord avec sa propre raison ; il en va ainsi des désirs de gloire ou de domination qui conduisent l’homme dans des excès, car ce sont des désirs insatiables qui ne sont pas source de tempérance et d’équilibre. L’homme sage n’aspire qu’à une vie équilibrée et ne court pas après les honneurs. Dès lors il paraît étrange d’imaginer la possibilité d’une sagesse des désirs : la sagesse morale exige de vivre de façon raisonnable et non pas sous la dictée de l’affect et des désirs. Le but de la sagesse n’est-il pas l’apathie, à savoir l’absence de toute vie affective ? Le sage n’est-il pas un homme insensible ? C’est cette idée là que récuse Epicure dans La Lettre à Ménécée : l’homme sage n’est pas un être insensible, c’est un être vivant qui s’efforce de vivre en harmonie avec la nature ; et la nature a fait de l’être humain un être sensible, un être de désir et de plaisir ; si l’homme ne désire plus, il ne vit plus. Par conséquent, la sagesse morale qui se caractérise par son aspiration à une vie équilibrée ne peut pas éliminer les désirs. Et c’est ainsi que la sagesse morale cherche à apprivoiser les désirs : Epicure propose alors une hiérarchie entre différents désirs, entre des désirs superficiels et des désirs naturels, à savoir entre des désirs qui mettent l’homme en porte-à-faux avec sa nature comme la recherche de gloire ou des honneurs, et des désirs qui procèdent de sa nature d’être comme manger, boire, se reproduire. Mais Epicure approfondit sa lecture du désir pour en révéler toute la sagesse : parmi les désirs naturels, il y a des désirs nécessaires à une vie de sagesse morale, et donc de vertu. C’est alors que le désir bien orienté devient fondateur de la sagesse morale : ainsi l’amitié et la philosophie sont des désirs sages. Désirer l’amitié, c’est reconnaître que l’homme ne peut pas mener une vie d’ascèse sans modèle extérieur à lui, ni sans soutien que lui offrent d’autres hommes engagés sur le même chemin de sagesse. Désirer la philosophie, c’est poursuivre un modèle de prudence et de tempérance nécessaires à cette vie de sagesse à laquelle aspire Epicure. Il y a donc bien une sagesse du désir.


12/10/2019
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Le carnaval des animaux

 

Introduction : 

   L’animal n’est-il pas pauvre en monde comme le prétend Heidegger dans les Concepts fondamentaux de la métaphysique ? Autrement dit l’animal serait incapable de configurer des mondes, et donc de fabriquer des artifices, voire d’inventer des cultures, des spectacles ou autres divertissements.

   Dans cette perspective, comment pourrions-nous envisager un carnaval des animaux ? Car enfin, un carnaval suppose une mise en scène artificielle par laquelle des êtres se donnent en représentation ; un carnaval est le fruit d’une invention culturelle : le carnaval est une recréation ou reformulation du monde ; imagine-t-on les animaux s’inventant des masques pour parader et jouer des rôles qui ne correspondraient pas à ce que leur dictent leurs instincts ? De sorte que l’idée d’un carnaval des animaux nous apparaît bien étrange : n’est-ce pas là un abus de langage ? N'est-ce pas une projection illusoire par laquelle l’être humain prête des intentions à l’animal ?

   Mais l’expression « carnaval des animaux » n’est pas nouvelle ; elle est employée par exemple par le compositeur Saint-Saëns en 1885 qui, dans sa suite musicale Le Carnaval des animaux, célèbre, par les jeux des instruments à cordes ou à vent, l’entrée triomphante du lion ou encore le chant du cygne. Le carnaval des animaux serait donc bien une invention humaine pour faire défiler dans leur imaginaire les animaux, en vue de leur rendre hommage. Sauf que cette vision est trop optimiste : l’animal y subit une mise en scène forcée qu’il n’a pas souhaitée ; il apparaît déguisé, enfermé dans des caractéristiques que l’être humain lui attribue : la ruse pour le renard, l’irritabilité pour le sanglier, l’indolence pour le bœuf, la méchanceté pour le serpent ; l’animal devient par conséquent, sous l’effet de la création artistique que constitue le carnaval, une bête de scène. Il n’est pas appréhendé pour lui-même, il est pris au piège du ridicule, si bien que le carnaval des animaux célèbre moins l’animal qu’il manifeste sa soumission à l’égard de l’humain. Ainsi le carnaval des animaux conduit à exercer une violence contre les animaux mêmes.

   Dès lors ne faut-il pas renoncer au carnaval des animaux ?

 

Plan : 

  1. L’animal n’est-il pas sans divertissement ?
  2. Ridiculiser l’animal ?
  3. Une mise en scène libératrice ?

 

Conclusion :

   In fine nous découvrons que l’animal se met lui-même en scène, il prend des poses, se métamorphose à la façon du paon lors de parades amoureuses ; il crée son propre carnaval et donc joue avec son image comme pour mieux libérer ses puissances d’être.

   Par conséquent il ne peut pas être question de renoncer au carnaval des animaux ; il n’est pas une expérience mortifère pour l’animal ; les mises en scène carnavalesques ne conduisent pas nécessairement à l’exploitation de l’animal par l’homme ; il révèle davantage la supériorité de l’animal sur l’homme.


26/09/2020
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Arguments pour des dissertations sur l'animal

Argument 1 : Les animaux pensent-ils ?

            Il apparaît étrange d’attribuer la faculté de penser aux animaux ; penser signifie évaluer, comparer, juger ; le travail de la pensée suppose ainsi une capacité de mettre à distance le réel pour mieux l'évaluer; de là il semble étrange d’imaginer un animal penser, car enfin l’animal est un être guidé par des instincts qui le déterminent à se conserver et à s’adapter à son environnement ; l’instinct est un mouvement intérieur qui pousse l’animal à exécuter des actes adaptés à un but dont il n’a pas conscience. Si l’animal agit sans conscience, comment peut-il s’interroger sur le sens de sa vie ? Comment peut-il pratiquer cette mise à distance entre soi et le réel comme l’exige la pensée ? A moins que nous n’ayons une vision trop restrictive de la pensée : celle-ci naît au contact de l’expérience sensible et se construit dès lors que l’être vivant compare les données de cette expérience. Condillac dans le Traité des animaux réfute l’opposition entre instinct et raison ; l’instinct résulte de l’habitude que les animaux construisent par expérience ; et cette expérience s’acquiert par des opérations de jugement que l’animal exerce dans son confrontation au milieu : aussi l’animal, en quête de satisfaction, compare les états successifs de bien-être et de mal être, et enregistre ce qui dans son milieu favorise son plaisir ; il forme ainsi une mémoire et se donne des images de ce qui lui est favorable : il réfléchit alors à l’organisation de sa vie ; de là l'animal acquiert des instincts qui ne sont que le fruit de ce travail de réflexion : « à la vérité, c’est en réfléchissant que les bêtes l’acquièrent » explique Condillac à propos de l’instinct. Par conséquent, les animaux pensent bien, même s’il s’agit d’une pensée bornée à leurs besoins pratiques. 

 

Argument 2 : L’homme est-il un animal brutal ?

            La notion de brutalité est singulière ; elle désigne le manque de modération dans des actes ou des paroles ; elle est signe d’une violence qui s’exprime par des gestes grossiers, outranciers ; elle indique donc une absence de réflexion critique sur le réel de la part de l’être brutal. Souvent, nous imaginons que cette brutalité est le propre de l’animal : il nous semble agir sans réflexion, uniquement par instinct de défense ou de survie ; dans ces circonstances, l’animal manifeste une cruauté terrifiante à l’encontre de ce qui le menace. L’affirmation d’une telle violence n’est-elle pas contraire à un homme éduqué ? L’homme ne s’affirme-t-il pas comme être civilisé et moral en surmontant toute animalité cruelle ? La question est presqu’une antinomie : être un animal brutal, ce n’est plus être un homme. Pourtant, Ionesco dans sa pièce Rhinocéros, met en évidence combien les hommes les plus éduqués et cultivés sont capables de sombrer dans des folies collectives, à l’image du personnage de Jean qui est atteint de « rhinocérite », lui l’homme sage et cultivé. La brutalité n’est donc plus le propre de l’animal, mais signale l’expérience tragique de l’homme lorsqu’il se laisse prendre au piège des hystéries collectives politiques, tels le nazisme et le stalinisme : entraîné dans le mouvement d’une pensée politique totalitaire, l’être humain s’engage tête baissée dans la défense d’une telle idéologie, oubliant son humanité ; il devient alors une bête féroce, il se fait brutal et violent.

 

 

Argument 3 : Où commence l’homme, où finit l’animal ?

            La question de la frontière pour parvenir à distinguer ce qui ressort de l’animal et ce qui appartient à l’humain, est délicate. Nous observons en l’homme une présence d’animalité : il est lui-même le fruit de mécanismes naturels et génétiques qu’il ne maîtrise pas; il n’échappe pas non plus à la force des instincts qui le conduisent à se conserver, à se nourrir, à se protéger des périls de la nature ; il relève d’une lecture biologique, car il est un organisme vivant comme n’importe quel animal. De là, il est difficile d’identifier à partir de quand, et sous quelle forme, l’humain dépasserait un stade d’animalité ; il nous manque un chaînon pour expliquer ce passage de l’animal à l’homme. C’est ce qui a motivé l’écriture du roman Les Animaux dénaturés par Vercors : une équipe de savants découvre en Nouvelle-Guinée une colonie de singes appelés « tropis » qui ont une apparence physique et des comportements similaires à ceux de l’homme, comme des rites funéraires. Sauf que ces fameux tropis ne semblent pas capables de produire une réflexion métaphysique sur leur propre nature et sur leur destination finale. C’est alors que les lectures physiologiques et biologiques ne suffisent plus pour distinguer l’humain de l’animal ; il faut y ajouter une lecture métaphysique, lecture non expérimentable : le passage de l’animal à l’homme s’opère dès lors que l’être humain se tourne vers des croyances religieuses pour signifier son existence, ce dont semble incapable l’animal : « Ne pourrait-on pas dire que l’homme se définit dans cette poursuite exténuante (de mythes insaisissables) ? » s’interroge Vercors. De sorte que la frontière entre l’animal et l’homme est principalement spirituelle et échappe à toute tentative d’explication par les sciences de la nature.

 

 

Argument 4 : La fin de l’animal.

 

    L’animal poursuit-il des fins ? Une telle question laisse entendre que l’animal serait un être d’intentions ; il se donnerait des buts à atteindre. Autrement dit l’animal ne serait pas seulement une machine soumis à des lois naturelles de fonctionnement qui le détermineraient dans ses choix et ses actions ; il aurait une part d’initiative possible. Cela nous conduit dès lors à accorder à l’animal, en suivant Aristote dans De l’âme, une âme entendue comme principe de vie et de sensibilité : l’animal en effet sent ; il a des impressions sensibles; notamment il dispose de la faculté du toucher qui lui permet d’identifier dans son milieu naturel ce qui est bon ou nuisible pour lui [1]. A partir de cette expérience sensible, l’animal éprouve de l’appétit pour ce qui lui apporte du bien-être ; il vise alors le plaisir, il se met en mouvement pour faire des expériences heureuses ; il use même d’une imagination sensitive pour se représenter la fin à atteindre, source de plaisir. Par conséquent l’animal est bien un être de finalité. La fin de l’animal signifie ici que l’animal se donne lui-même un horizon de plaisir et de réalisation ; il a donc un comportement finalisé suivant ses propres intentions d’avoir du bien-être, ce qui fait qu’il n’est pas qu’une machine sans âme, déterminé par des causes efficientes.



[1] « Maintenant parmi les différentes sensations, il en est une qui appartient primordialement à tous les animaux : c’est le toucher », Aristote, De l’âme, II, 2.


04/10/2020
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L'autorité de la mémoire - Introduction et Conclusion

Introduction

     Funes le "mémorieux" est fascinant ; le héros de la nouvelle de Borges, « Funes ou la mémoire », est capable, entre autres, de se souvenir des « formes des nuages austraux de l’aube du trente avril mil huit cent quatre-vingt-deux » ; n’est-il pas à placer au sommet des "mémoristes" d’exception ? Sa mémoire fait autorité, au sens où elle est incontestable et immense ; elle impose le respect.

    Ainsi la mémoire manifesterait quelque autorité à la manière d’un grand personnage qui, par sa stature, en impose. Il y aurait donc une autorité de la mémoire. Cependant l’expression ne peut que nous surprendre, car si nous la comprenons au sens d’un génitif subjectif, nous devons considérer la mémoire comme sujet et auteur de l’autorité. Cela laisse entendre que la mémoire est indépendante à l’égard de l’homme, ce qui explique notre étonnement ; en effet, nous avons plutôt l’habitude d’appréhender la mémoire comme étant sous le joug de l’être humain. Dans cette perspective, n’est-il pas plus vraisemblance de voir dans l’expression « l’autorité de la mémoire » la présence d’un génitif objectif ? La mémoire est l’objet d’une autorité qui peut prendre la forme d’une domination que l’homme exerce sur la mémoire ; après tout, n’est-ce pas lui qui décide de mémoriser ?

     Pourtant, nous devons prendre au sérieux l’idée que la mémoire puisse exprimer une autorité. La mémoire ne manque pas de force ou de puissance : elle accorde à certains individus ses vertus ; par exemple, Mithridate Eupator, aux premier et deuxième siècles avant notre ère, était capable de rendre justice dans les vingt-deux langues de son Empire ; ce roi était doué d’un pouvoir de mémorisation qui forçait l’admiration. C’est là le propre de l’autorité : elle est une puissance qui manifeste du charisme et exerce une influence sur ceux qui la suivent. Seulement l’autorité revêt parfois un costume inquiétant ; elle use de son influence pour devenir autoritaire en imposant des contraintes insupportables. Et le personnage de Borges, Funes, sous l’emprise de l’omnipotence de sa mémoire, devient une sorte de martyr ; il vit un supplice, dort de moins au moins, accaparé par ses souvenirs ; il ne parvient plus à fausser compagnie à son passé. Il fait la douloureuse expérience d’une congestion de sa mémoire. Cette dernière le tyrannise. Si bien que l’idée d’autorité de la mémoire devient inquiétante ; l’autorité n’a alors rien de bienveillant : elle est aliénante ; celui qui se souvient trop ne peut pas être libre. Par conséquent ne faut-il pas se défier de l’autorité de la mémoire ? N’est-il pas nécessaire de la combattre ? 

     Le problème est de savoir si cette défiance à l’égard de l’autorité de la mémoire se justifie pleinement. En effet, une mémoire sans autorité, n’est-ce pas une mémoire faible (1) ? Mais si nous laissons l’autorité s’emparer de la mémoire, ne risquons-nous pas d’être confrontés à une mémoire omnipotente et autoritaire (2) ? Pour autant refuser l’autorité de la mémoire, est-ce la bonne réponse au problème (3) ?

 

Plan :

 

I. Un défaut d’autorité ?

  1. L’autorité comme charisme.
  2. Une mémoire nue sans autorité.
  3. Le charisme fragile de la mémoire.

 

II. Un excès d’autorité ?

  1. L’autorité comme domination.
  2. Usage autoritaire de la mémoire.
  3. La tyrannie de la mémoire.

 

III. Refuser l’autorité de la mémoire ?

  1. L’autorité comme autorisation.
  2. La force intellectuelle de la mémoire.
  3. Le magister de la mémoire.

Conclusion :

    Nous avons découvert, au travers de la réflexion conduite, que la mémoire n’est pas un simple outil à la disposition de l’être humain ; au contraire, elle est comme le magister de l’homme, un magister bienveillant qui structure son existence et qui lui donne les moyens, en gardant les traces des moments décisifs de sa vie, de donner une unité de sens à son être.

     Par conséquent l’autorité que manifeste la mémoire peut être bénéfique, dès lors qu’elle ne tyrannise pas l’homme par des représentations du passé envahissantes et dérangeantes ; lorsque cette autorité vise à augmenter les puissances de l’être humain, alors il ne peut plus être question de se défier de l’autorité de la mémoire.

 


22/09/2018
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Arguments pour la dissertation - Thème : la mémoire.

 

Argument premier : La mémoire est-elle comme un tas d’ordures ?  

     La mémoire est la fonction par laquelle l’être humain entretient son rapport au temps ; en mémorisant des impressions, des sentiments, des idées, l’être humain construit son histoire (son passé), et se donne des outils d’expériences pour s’adapter à son environnement, pour exercer son esprit critique, pour agir opportunément dans le présent et le futur. Nous conférons ainsi la mémoire un rôle temporel décisif pour l’existence humaine. Pourtant le personnage Funes, héros malheureux d’une des Fictionsde Borges, énonce ce jugement catégorique : « Ma mémoire, monsieur, est comme un tas d’ordures ». Prenons bien la mesure d’une telle assertion. Un tas d’ordures est assimilé à des immondices entassées pêle-mêle, sans distinction possible, dans un lieu sans charme, ni poésie. Un tas d’ordures est nauséabond, désagréable. Comment la mémoire qui a une fonction psychologique déterminante pourrait-elle être repoussante, tel un tas d’ordures ? Ce qui est constitutif d’une existence humaine devrait être rejeté ? La réponse à cette difficulté se trouve dans la situation particulière de Funes : s’il dénonce avec tant de virulence sa mémoire, c’est en raison d’une hypertrophie de cette dernière ; Funes est hypermnésique ; il est notamment doué d’une mémoire eidétique qui l’oblige à garder en image tous les détails d’un événement vécu à un moment donné, détails qui changent suivant le point de vue qu’il adopte. Ainsi Funes est accablé par des « tas » de souvenirs, avec leurs détails envahissants : « (…) non seulement Funes se rappelait chaque feuille de chaque arbre de chaque bois, mais chacune des fois qu’il l’avait vue ou imaginée. Il décida de réduire chacune de ses journées passées à quelques soixante-dix mille souvenirs… ». Nous le comprenons, la mémoire de Funes est congestionnée, ce qui lui interdit de penser et d’agir. Notamment pour penser, il est nécessaire d’abstraire le réel à l’aide de concepts, c’est-à-dire : il faut oublier de nombreux détails pour ne retenir que le « général » afin de se livrer à des confrontations entre des idées, sans avoir besoin de se livrer à l’énumération de toutes leurs caractéristiques. Dès lors, la mémoire de Funes est bien comme un tas d’ordures, un ramassis de détails qui sont comme des scories qu’il ne voudrait plus voir et qui lui interdissent de penser. Mais considérons qu’il s’agit de la mémoire de Funes, qui est une mémoire en excès. Ce qui signifie que la mémoire est comparable à un tas d’ordures accidentellement, et non pas essentiellement. Pour un être humain qui ne souffre pas d’hypermnésie, la mémoire s’assimile bien plus à un boîte à outils bien ordonnée qu’à un lieu d’immondices.

 

Argument deuxième : Faut-il oublier pour l’homme ?

      Imagine-t-on un être humain qui ne porterait pas le fardeau de son passé ? L’animal semble être dépourvu de souffrance ou de dégoût ; il ne rumine pas son passé ; il pourrait bien déclarer « cela vient de ce que j’oublie… ». Si l’homme avait cette chance d’oublier chaque geste qu’il commet, chaque pensée qu’il forme et qu’il énonce, ne serait-il pas heureux comme l’animal qui vit dans l’insouciance ? Ce qui a été n’est plus, et l’animal ne s’en souvient plus. Nietzsche dans la Seconde Considération inactuelle, « De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie », se demande si l’homme ne rêve pas de l’innocence de l’animal dépourvu de mémoire ; il connaîtrait alors un état de bonheur comparable à une vie sans inquiétude, ni tourments, ni nostalgie. En définitive, pourquoi l’être humain devrait-il oublier ? Pour ne pas avoir à subir son passé comme un péché qu’il doit assumer. Cela correspondrait à une nécessité éthique : vivre le repos, la quiétude de l’esprit. Si l’être humain pouvait choisir une divinité, il s’agirait d’Eris, la déesse de l’oubli pour ne plus avoir à supporter le poids de sa mémoire. Cependant, en suivant la pente de l’oubli, l’être humain risque de sombrer dans une existence incohérente, passant d’instants en instants sans parvenir à donner une continuité à ses actes et pensées. S’il est vrai que tout acte et toute pensée exigent une part d’amnésie – il n’est pas possible de tout prendre de son passé pour s’engager dans le monde –, l’absence de mémoire interdit de donner un sens aux engagements de l’homme. Nous sommes dès lors devant un dilemme : l’oubli est à la fois nécessaire et non nécessaire. Un équilibre est à trouver. Nietzsche se livre à ce diagnostic : l’homme moderne néglige le présent et l’avenir au profit d’une étude théorique et historique du passé ; il devient même malade de l’histoire. L’oubli est alors un remède nécessaire (nécessité éthique) pour ne pas sombrer dans la rumination historique. Mais il est aussi important de puiser dans le passé ce qui peut nourrir le présent et le futur. En ce sens, d’une part la nécessité de l’oubli est relative, d’autre part les études historiques peuvent être des laboratoires de modes de vie pour préparer la sagesse de demain. 

 

Argument troisième : faut-il défendre le culte de la mémoire ?

 

      La mémoire peut-elle être l’objet d’un culte ? C’est là une idée étrange, car c’est supposer que la mémoire doit être vénérée comme un objet sacré ; il s’agirait alors de la protéger par tout un réseau d’interdits pour que nulle personne ne l’approche, et donc la questionne, et la mette en question. La mémoire apparaîtrait alors telle une idole devant laquelle il conviendrait de s’agenouiller, conformément à la définition de ce qu’est un culte, à savoir un hommage religieux rendu à une divinité. N’est-ce pas là une idée insupportable de considérer la mémoire comme une divinité ? Todorov dans Les Abus de la mémoire doute de la pertinence d’un tel culte : « Le culte de la mémoire (…) n’est pas non plus forcément favorable à la mémoire ». Cette citation est à prendre sérieux : aucune nécessité ne justifie l’apologie (ou la défense) d’un tel culte. Il y a même une contre nécessité que fait entendre Todorov : pour maintenir la mémoire vivante, pour ne pas faire de celle-ci un savoir mort, il ne faut pas en faire un objet de culte ; la mémoire n’est pas une divinité. Pour cette raison, la mémoire collective d’une société, celle qui conserve les événements fondateurs d’une culture, n’a pas à être sanctuarisée dans des représentations sanctifiées qui interdissent toute mise en perspective de l’histoire d’une nation. Il convient dès lors de s’affranchir d’une mémoire littérale pour s’ouvrir à une mémoire exemplaire ; une mémoire littérale enferme une collectivité dans sa souffrance passée et ses ressentiments à l’égard d’un ennemi du passé ; il s’agit uniquement de commémorer les malheurs d’hier d’un groupe particulier ; au contraire, une mémoire exemplaire aide une société à prendre pour exemple tel événement historique comme les camps de concentration nazis, pour dénoncer dans le présent toute expérience concentrationnaire et ainsi agir directement dans le monde. Et cela demande donc de renoncer à faire de la mémoire une chose sainte.  


13/10/2018
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