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Arguments pour la dissertation - Thème : la mémoire.

 

Argument premier : La mémoire est-elle comme un tas d’ordures ?  

     La mémoire est la fonction par laquelle l’être humain entretient son rapport au temps ; en mémorisant des impressions, des sentiments, des idées, l’être humain construit son histoire (son passé), et se donne des outils d’expériences pour s’adapter à son environnement, pour exercer son esprit critique, pour agir opportunément dans le présent et le futur. Nous conférons ainsi la mémoire un rôle temporel décisif pour l’existence humaine. Pourtant le personnage Funes, héros malheureux d’une des Fictionsde Borges, énonce ce jugement catégorique : « Ma mémoire, monsieur, est comme un tas d’ordures ». Prenons bien la mesure d’une telle assertion. Un tas d’ordures est assimilé à des immondices entassées pêle-mêle, sans distinction possible, dans un lieu sans charme, ni poésie. Un tas d’ordures est nauséabond, désagréable. Comment la mémoire qui a une fonction psychologique déterminante pourrait-elle être repoussante, tel un tas d’ordures ? Ce qui est constitutif d’une existence humaine devrait être rejeté ? La réponse à cette difficulté se trouve dans la situation particulière de Funes : s’il dénonce avec tant de virulence sa mémoire, c’est en raison d’une hypertrophie de cette dernière ; Funes est hypermnésique ; il est notamment doué d’une mémoire eidétique qui l’oblige à garder en image tous les détails d’un événement vécu à un moment donné, détails qui changent suivant le point de vue qu’il adopte. Ainsi Funes est accablé par des « tas » de souvenirs, avec leurs détails envahissants : « (…) non seulement Funes se rappelait chaque feuille de chaque arbre de chaque bois, mais chacune des fois qu’il l’avait vue ou imaginée. Il décida de réduire chacune de ses journées passées à quelques soixante-dix mille souvenirs… ». Nous le comprenons, la mémoire de Funes est congestionnée, ce qui lui interdit de penser et d’agir. Notamment pour penser, il est nécessaire d’abstraire le réel à l’aide de concepts, c’est-à-dire : il faut oublier de nombreux détails pour ne retenir que le « général » afin de se livrer à des confrontations entre des idées, sans avoir besoin de se livrer à l’énumération de toutes leurs caractéristiques. Dès lors, la mémoire de Funes est bien comme un tas d’ordures, un ramassis de détails qui sont comme des scories qu’il ne voudrait plus voir et qui lui interdissent de penser. Mais considérons qu’il s’agit de la mémoire de Funes, qui est une mémoire en excès. Ce qui signifie que la mémoire est comparable à un tas d’ordures accidentellement, et non pas essentiellement. Pour un être humain qui ne souffre pas d’hypermnésie, la mémoire s’assimile bien plus à un boîte à outils bien ordonnée qu’à un lieu d’immondices.

 

Argument deuxième : Faut-il oublier pour l’homme ?

      Imagine-t-on un être humain qui ne porterait pas le fardeau de son passé ? L’animal semble être dépourvu de souffrance ou de dégoût ; il ne rumine pas son passé ; il pourrait bien déclarer « cela vient de ce que j’oublie… ». Si l’homme avait cette chance d’oublier chaque geste qu’il commet, chaque pensée qu’il forme et qu’il énonce, ne serait-il pas heureux comme l’animal qui vit dans l’insouciance ? Ce qui a été n’est plus, et l’animal ne s’en souvient plus. Nietzsche dans la Seconde Considération inactuelle, « De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie », se demande si l’homme ne rêve pas de l’innocence de l’animal dépourvu de mémoire ; il connaîtrait alors un état de bonheur comparable à une vie sans inquiétude, ni tourments, ni nostalgie. En définitive, pourquoi l’être humain devrait-il oublier ? Pour ne pas avoir à subir son passé comme un péché qu’il doit assumer. Cela correspondrait à une nécessité éthique : vivre le repos, la quiétude de l’esprit. Si l’être humain pouvait choisir une divinité, il s’agirait d’Eris, la déesse de l’oubli pour ne plus avoir à supporter le poids de sa mémoire. Cependant, en suivant la pente de l’oubli, l’être humain risque de sombrer dans une existence incohérente, passant d’instants en instants sans parvenir à donner une continuité à ses actes et pensées. S’il est vrai que tout acte et toute pensée exigent une part d’amnésie – il n’est pas possible de tout prendre de son passé pour s’engager dans le monde –, l’absence de mémoire interdit de donner un sens aux engagements de l’homme. Nous sommes dès lors devant un dilemme : l’oubli est à la fois nécessaire et non nécessaire. Un équilibre est à trouver. Nietzsche se livre à ce diagnostic : l’homme moderne néglige le présent et l’avenir au profit d’une étude théorique et historique du passé ; il devient même malade de l’histoire. L’oubli est alors un remède nécessaire (nécessité éthique) pour ne pas sombrer dans la rumination historique. Mais il est aussi important de puiser dans le passé ce qui peut nourrir le présent et le futur. En ce sens, d’une part la nécessité de l’oubli est relative, d’autre part les études historiques peuvent être des laboratoires de modes de vie pour préparer la sagesse de demain. 

 

Argument troisième : faut-il défendre le culte de la mémoire ?

 

      La mémoire peut-elle être l’objet d’un culte ? C’est là une idée étrange, car c’est supposer que la mémoire doit être vénérée comme un objet sacré ; il s’agirait alors de la protéger par tout un réseau d’interdits pour que nulle personne ne l’approche, et donc la questionne, et la mette en question. La mémoire apparaîtrait alors telle une idole devant laquelle il conviendrait de s’agenouiller, conformément à la définition de ce qu’est un culte, à savoir un hommage religieux rendu à une divinité. N’est-ce pas là une idée insupportable de considérer la mémoire comme une divinité ? Todorov dans Les Abus de la mémoire doute de la pertinence d’un tel culte : « Le culte de la mémoire (…) n’est pas non plus forcément favorable à la mémoire ». Cette citation est à prendre sérieux : aucune nécessité ne justifie l’apologie (ou la défense) d’un tel culte. Il y a même une contre nécessité que fait entendre Todorov : pour maintenir la mémoire vivante, pour ne pas faire de celle-ci un savoir mort, il ne faut pas en faire un objet de culte ; la mémoire n’est pas une divinité. Pour cette raison, la mémoire collective d’une société, celle qui conserve les événements fondateurs d’une culture, n’a pas à être sanctuarisée dans des représentations sanctifiées qui interdissent toute mise en perspective de l’histoire d’une nation. Il convient dès lors de s’affranchir d’une mémoire littérale pour s’ouvrir à une mémoire exemplaire ; une mémoire littérale enferme une collectivité dans sa souffrance passée et ses ressentiments à l’égard d’un ennemi du passé ; il s’agit uniquement de commémorer les malheurs d’hier d’un groupe particulier ; au contraire, une mémoire exemplaire aide une société à prendre pour exemple tel événement historique comme les camps de concentration nazis, pour dénoncer dans le présent toute expérience concentrationnaire et ainsi agir directement dans le monde. Et cela demande donc de renoncer à faire de la mémoire une chose sainte.  



13/10/2018
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