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Essais et pensées


Affectivité et connaissance - Pour une pédagogie de la sensibilité.

 

Résumé : permettre à un élève de s’engager sur les chemins de la connaissance (y compris la plus conceptuelle) ne requiert-il pas de prendre en compte sa vie affective ? La connaissance se vit, s’éprouve depuis la sensibilité, sans jamais s’en séparer. Toute éducation à la connaissance qui couperait les actes cognitifs de l’affectivité ne pourrait pas répondre à cette belle finalité pédagogique : que l’élève devienne un acteur de sens et éprouve en lui le sens de la connaissance. 

Mots clés : Affectivité, connaissance,  pédagogie, phénoménologie, projet de sens.

 

« Le monde est non pas ce que je pense, mais ce que je vis, je suis ouvert au monde, je communique indubitablement avec lui, mais je ne le possède pas, il est inépuisable. » [1]       

 

   Le long chemin que Diotime, la prêtresse de Mantinée, l’initiatrice de Socrate dans le Banquet de Platon, fait parcourir à tout apprenti amoureux sur le chemin du savoir, comporte des étapes différentes, depuis l’amour des beaux corps jusqu’à l’amour des belles idées. Le désir amoureux porte l’apprenti vers les sommets de la connaissance la plus élevée, celle qui permet à l’âme de contempler les essences et de déguster les nourritures et boissons  spirituelles, comparables à l’ambroisie et au nectar réservés aux dieux. Certes le désir amoureux s’est spiritualisé, mais l’âme en quête de connaissance ne se départit jamais de toute une vie affective  - exprimé ici par l’Eros philosophique - avec son cortège d’émotions, de sensations, de sentiments et de passions.

Il faut avoir le courage de Platon pour reconnaître que la vie intellectuelle réclame la participation de la sensibilité de l’être humain. Il est absurde de vouloir s’en tenir à un dualisme navrant entre l’affectivité et l’intellect, car l’un et l’autre ne cessent pas de s’entrelacer sur le chemin de la connaissance. C’est de cet entrelacement, voire de cette intimité, que nous souhaitons vous entretenir au cours de cette méditation sur « affectivité et connaissance ».

    Mais il est nécessaire de s’entendre sur le choix des termes : quelle est  cette affectivité que nous invoquons ? Et comment comprendre la connaissance ?

§1. Qu’est-ce que l’affectivité ?

    L’affectivité est la vie même dans toute sa première simplicité ; tout ce qui est au monde est, en effet, affecté, touché, senti par toutes les extériorités qui constituent son milieu pour les végétaux et les animaux, et son environnement pour l’être humain comme le nouveau-né qui est jeté dans un monde dont il fait l’épreuve sensible.

    L’affectivité renvoie, en premier lieu, à une expérience de passivité : être affecté, c’est subir tout un ensemble de sensations auditives, visuelles, olfactives, tactiles, gustatives, sensations qui ne sont pas le fruit d’une visée consciente de significations, mais qui viennent, malgré tout, animer l’être humain ; toute cette vie affective primitive le nourrit, le construit et il ne peut jamais y renoncer. Ces sensations multiples qui l’affectent, participent peu à peu à la construction du soi comme conscience organisée en activité perceptive, activité décisive pour le développement de la connaissance. L’affectivité est une passivité primordiale qui rend ainsi possible l’activité cognitive.

    L’affectivité renvoie, en deuxième lieu, à toutes les sensations internes que l’être humain éprouve depuis son corps, comme les sensations proprioceptives et intéroceptives, sensations nécessaires à la découverte de soi comme conscience incarnée, se mouvant, se déplaçant dans son environnement. L’affectivité, en troisième lieu, s’enrichit et devient sentiment, émotions, passions aux sources multiples, sensibles et intellectuelles – une œuvre d’art, par exemple, expérience à la fois sensible et intelligible, affecte l’être humain, sensiblement et intellectuellement. L’affectivité, au cours de l’évolution de la vie de l’homme, est pénétrée d’intelligence, preuve qu’elle n’est pas une mosaïque d’états affectifs fermés sur eux-mêmes. L’ambition du présent texte est de montrer qu’elle est un mode original et continue de connaissance.          

§2. Qu’entendre par connaissance ?

    La connaissance est pleine de complexité. Il n’est pas question ici d’épistémologie ou de théorie de la connaissance. Par connaissance, nous entendons tous les états mentaux, tous les actes de l’esprit que l’homme accomplit pour vivre les significations multiples de son environnement. Ces actes de l’esprit, le philosophe et pédagogue Antoine de la Garanderie en a déterminé cinq dont il a voulu faire la phénoménologie : l’attention, la mémorisation, la réflexion, la compréhension, l’imagination créatrice[2]. Antoine de la Garanderie utilise le syntagme d’« actes de connaissance » pour les caractériser : il n’est pas possible de les réduire à des actes cognitifs que l’on pourrait étudier objectivement, sans faire référence à ce que vit l’être humain au moment où il imagine, réfléchit ou comprend. Il n’est pas question d’appréhender les actes de connaissance uniquement comme des opérations de l’esprit que l’on pourrait observer de l’extérieur, voire reproduire sur un ordinateur ; il importe de partir de ce que l’être humain vit depuis son corps et son affectivité pour comprendre non seulement l’émergence de ces actes de connaissance, mais aussi leurs réalisations et accomplissements. C’est là la thèse de notre méditation : tout acte de connaissance requiert l’affectivité, depuis son émergence jusqu’à son accomplissement. Même les actes de connaissance les plus conceptuels sont nécessairement des actes affectifs.

§3. Eduquer l’affectivité ?

   Une telle affirmation peut-elle se donner à  voir concrètement ? N’y a-t-il pas besoin de trouver des lieux d’observation et d’expérimentation privilégiés qui rendent compte de l’émergence de la vie intellectuelle ? La pédagogie qui porte son attention sur l’éveil aux sens chez l’enfant peut constituer un tel lieu privilégié. Ainsi, de façon indirecte à notre enquête phénoménologique sur les actes de connaissance, nous sommes portés par cette question : quelle pédagogie de l’affectivité peut-on proposer à l’enfant pour l’accompagner sur son chemin de connaissance ?

    L’affectivité semble échapper à toute exigence d’objectivation ; elle est à chaque fois individuelle – la mienne, la tienne, la vôtre ; elle se partage difficilement, ou seulement dans des expériences d’intimité amicale ou amoureuse pour dire à l’autre ce que l’on ressent – du plaisir ou de la douleur, du bien-être ou du mal être, de l’amour ou de la haine, de la joie ou de la tristesse, de l’admiration ou du désir. L’enfant se confie aux parents lorsqu’il est en confiance et livre ses impressions sur ce que lui offre son environnement : cela lui fait du bien ou est source de désagrément ; ces impressions premières déterminent ses goûts, ce qu’il aime et ce qu’il n’aime pas. L’éducation consiste alors à discipliner cette vie affective pour qu’elle poursuive des buts socialement convenables ; il s’agit donc, suivant les rigueurs et ascèses épicuriennes, de tarir certains désirs, d’en privilégier d’autres, de faire accepter à l’enfant le passage par quelques déplaisirs pour connaître des plaisirs plus grands, en accord avec les exigences de la morale sociale (le convenable, le permis, le licite, le recommandé, le valorisé, etc.). Mais l’éducation de l’affectivité de l’enfant peut viser au-delà de cette détermination disciplinaire, et avoir comme projet éthique de favoriser le gouvernement de soi de l’enfant : apprendre à prendre soin de soi, à affirmer son désir d’être en harmonie avec son environnement ; viser à être quelque chose de plus. L’éducation met en place une articulation entre le fait d’être affecté par son environnement et tout un processus d’auto-affection par lequel l’être humain s’éprouve lui-même comme être d’affect.

    C’est dans cette perspective éducative de l’homme s’éduquant par son affectivité que nous souhaitons montrer la nécessité de prendre en compte les actes de connaissance. Antoine de la Garanderie a mis en évidence l’entrelacement continu entre l’affectif et le cognitif ; il a traduit cet entrelacs en utilisant deux syntagmes : « atmosphère de sens » et « lieu de sens ». L’atmosphère de sens détermine les lieux de sens que l’être humain se donne ; cette articulation est rendue possible par le « projet de sens ». Nous avons ainsi trois syntagmes à expliciter pour comprendre comment la vie affective (tout ce qui relève d’un sentant, d’un senti et d’un sentir) nourrit constamment les actes de connaissance.

§4. Qu’est-ce que l’atmosphère de sens ?

    L’atmosphère de sens désigne la tonalité affective dans laquelle l’être humain accueille les données sensorielles, culturelles, intellectuelles de son environnement. Aussi tel être s’installe-t-il dans une atmosphère de sens sonore : il prend plaisir à recevoir des sons, à accueillir des sonorités différentes ; il sollicite les variations sonores et les déguste comme un miel délicat et onctueux ; il recherche même à recréer de telles impressions sonores, en s’amusant avec les jeux d’échos qui se répondent dans le temps. Différemment tel autre être s’inscrit-il  dans une atmosphère de sens visuel : il aime déguster tout spectacle qui se donne à voir ; il prend plaisir quand sa vue est sollicitée par son environnement et peut alors parcourir l’espace devant lui. Ainsi tel autre être se plaît-il dans une atmosphère de sens tactile : l’environnement doit pouvoir être touché et doit être aussi l’occasion de chocs multiples ; il aime que les choses s’entrechoquent, comme il prend plaisir à ce que son corps soit lui-même confronté aux choses en mouvement de son univers. En conséquence, nous désignons trois atmosphères de sens : sonore, visuel, tactile ; elles constituent le point de départ (terminus a quo) et le point d’arrivée (terminus ad quem) de toute l’activité cognitive.

§5. De l’atmosphère de sens au lieu de sens.

    Nous retrouvons les intuitions et analyses phénoménologiques d’Antoine de la Garanderie. C’est au cœur de chaque atmosphère de sens qui sollicitent les impressions sensibles de l’être humain, que chacun se donne des horizons de connaissance ; c’est depuis ses impressions sonores que le premier vise à accueillir, mais aussi à réfléchir, à signifier son environnement. Pour signifier, pour vivre le sens, pour donner sens à ce qui l’entoure chaque être humain se donne des horizons de sens : ce sont les projets de sens qui ouvrent les possibilités de vivre les significations multiples contenues dans le réel ; mais ces projets de sens qui expriment les intentions du sujet, ont pour point de départ l’atmosphère de sens ; ce sont depuis ses impressions sonores, par exemple, que tel être ouvre son horizon de sens ; et il ouvre son horizon de sens avec comme perspective de pouvoir accueillir les significations dans des lieux de sens privilégiés.

L’articulation s’opère ainsi entre atmosphère de sens et lieu de sens par l’intermédiaire du projet de sens. Eclairons le cheminement de chaque être humain :

    Le premier vibre aux sonorités ; son esprit se met en branle : il entend une voix faire un cours ; depuis cette impression sonore, il vise (projet de sens) ce qui est signifié (les éléments du cours)  à l’aide de signifiants dont il a pris l’habitude d’user. Notamment il utilise un signifiant temporel : il aime écouter les mots qui s’écoulent, et il recherche la signification de continuité du discours (comment s’ordonne-t-il ? Par quelle étape passe-t-il ?). Ce signifiant temporel qu’il se donne mentalement est un lieu de sens : il renvoie à un vécu de sens particulier qui se matérialise par des images mentales. Faisons l’hypothèse que percevant auditivement la voix du professeur, il se redit dans sa tête (images verbales) quelques mots clés qu’il note sur une feuille de papier à l’aide duquel il fait ou il pourra refaire l’itinéraire du cours. Il se trouve qu’il s’agit là d’une situation privilégiée pour celui qui aime appréhender temporellement les significations qui s’offrent à lui : être dans une atmosphère de sens sonore ; n’est-il pas dans son « milieu naturel » ? Il éprouve une sécurité affective qui favorise l’activité intellectuelle (viser le sens pour le vivre temporellement).

   Le deuxième vibre devant les impressions visuelles ; son esprit se met en branle : il voit des signes, des motifs, des mots, des schémas, des dessins que le professeur trace sur le tableau ; il lui faut même un environnement calme, sans impression sonore par exemple, sans mouvements parasites, pour qu’il puise déguster, tout à son aise, ce qui lui est offert en perception visuelle ; depuis cette impression visuelle, il vise (projet de sens) ce qui est signifié (les éléments du cours) à l’aide de signifiants dont il a pris l’habitude d’user. Notamment il utilise un signifiant spatial : il aime regarder comment les choses du cours s’agencent dans l’espace (ce qui est à droite, à gauche, en haut, en bas, au milieu) comme pour saisir un sens de globalité ; ce signifiant spatial est un autre lieu de sens possible, qui renvoie à un vécu de sens particulier qui se matérialise par des images mentales. Faisons l’hypothèse que percevant visuellement les schémas du cours, il revoit dans sa tête (images visuelles) – mais il pourrait aussi construire un discours (images verbales) – ce qui lui a été donné en perception ; il s’approprie les significations du cours à l’aide de ses signifiants spatiaux. Il garde alors à l’esprit les éléments de globalité du cours. Celui qui aime appréhender dans la globalité les significations qui s’offrent à lui aime être dans une atmosphère de sens visuel ; n’est-il pas dans son « milieu naturel » ? Il éprouve une sécurité affective qui favorise son activité intellectuelle (viser le sens pour le vivre spatialement).

Le troisième vibre devant les impressions tactiles ; son esprit se met en branle : il est d’abord touché par son environnement ; mais il peut être aussi celui qui touche, qui manipule les choses de son monde ; il aime la confrontation avec l’extériorité ; mais il peut aussi sentir vibrer en lui les contractions et tensions musculaires favorables à son mise en mouvement pour agir. Voici un professeur qui donne l’occasion à l’élève de pouvoir manipuler des objets, d’en faire l’épreuve tactile ; depuis cette impression tactile, il vise (projet de sens) ce qui est signifié (les éléments du cours) à l’aide de signifiants dont il a pris l’habitude d’user. Notamment il utilise un signifiant kinesthésique : il aime sentir et percevoir les choses en mouvement ; il aime quand les choses s’entrechoquent ou entrent en confrontation ; ce signifiant kinesthésique est un lieu de sens possible, qui renvoie à un vécu de sens particulier qui se matérialise par des images mentales. Faisons l’hypothèse que le professeur fasse un cours d’histoire sur le « coup d’Etat du 18 Brumaire an VIII », en mettant en scène les acteurs politiques… On peut imaginer que l’élève sensible aux sensations de mouvements, met en images (par exemple des images visuelles de scènes concrètes), à partir de la perception auditive de la voix du professeur, les acteurs du coup d’Etat en mouvement ; cela peut ne pas lui suffire : il aime percevoir directement les conflits possibles, les chocs ou les mouvements ; il pourrait compter sur l’enseignant pour que celui-ci mît en scène les acteurs et produisît chez l’élève des sensations de mouvements.

§6. Explicitation phénoménologique des expériences affective et cognitive.

   Il nous faut gagner en précision ; nous utilisons tout un vocabulaire de psychologie phénoménologique qui évoque la vie affective depuis la sensation jusqu’aux images en passant par la perception et qui met  en jeu l’expérience cognitive (par les images). Ces trois termes ne peuvent pas se décomposer comme trois entités indépendantes, car elles sont vécues par celui qui en fait l’expérience, de façon entrelacée. L’expérience dont il est ici question a un sens éminemment phénoménologique ; elle renvoie à l’Erlebniss husserlien et désigne les vécus de sens que se donne un sujet en activité de connaissance. La sensation est une expérience de connaissance : elle est vécue comme telle dès que l’être humain est dans l’atmosphère de sens qui lui convient ; cette expérience est à la fois passive et active : passive d’une part, dans la mesure où l’être humain est dans une situation d’accueil des impressions sonores ou visuelles ou tactiles ; nous sommes ici devant la définition minimaliste de la sensation entendue comme phénomène psychique qui accompagne une affection corporelle reçue par ou plusieurs organes des sens ; actives d’autre part, parce qu’elle témoigne déjà d’une intention de connaissance : faire le choix de telle sensation pour mieux vivre la présence des significations des choses et des êtres. Et plus encore vivre l’émergence du sens au travers de telles sensations s’ancre dans l’être humain pour constituer une habitude de sens. Ce qui signifie que chaque homme s’inscrit dans une thématique sensitive dont il ne peut pas  se départir pour vivre la connaissance.

   L’activité perceptive se nourrit de cette vie sensitive, tout en la dépassant ; en effet la perception, qui suivant son étymologie latine percipere veut dire : « prendre ensemble », rassemble les données sensitives ; nous parlons d’activité perceptive, car la perception est riche d’intentions de significations : l’être humain qui perçoit son environnement (et tous les savoirs qu’on peut lui présenter) se donne des projets de sens ; depuis son atmosphère de sens favorite, il active sa perception (auditive, visuelle, tactile, gustative, olfactive) pour accueillir mentalement dans un lieu de sens (espace, temps, mouvement) ce qui s’offre à lui, et pour constituer tout un ensemble d’images mentales (auditive, verbale, visuelle), condition de son activité intellectuelle (il n’y a pas de pensée sans images comme l’a si bien expliqué Aristote dans son traité sur l’âme[3]) ; ces images mentales qui témoignent d’une vie de l’esprit, ne se détachent pas des sensations et des perceptions : l’image mentale, concrète ou abstraite, est en interaction continuelle avec les impressions et sensations ; l’image mentale est l’expérience d’une appropriation des significations de l’environnement de l’être humain ; elle est aussi l’expression de la façon dont cet être vit le sens (intuition du sens des êtres et des choses), vécu qu’il peut matérialiser au travers d’un jugement de sens : telle réalité a telle signification. Comprenons bien que cette intuition du sens qu’autorise l’image mentale (verbale, visuelle, auditive, etc.) ouvre l’être humain à l’intelligibilité de toutes les expériences sensibles qu’il fait. Il faudrait montrer que même les expériences de pensée les plus abstraites (comme se confronter aux idéalités mathématiques) requiert cette articulation constante entre sensibilité et intelligibilité.

   Pour l’heure, il importe de dire que ce sont les projets de sens qui assurent une continuité entre ces différents moments de l’activité de connaître ; par conséquent, ils  constituent une condition transcendantale de la connaissance. La notion de « projet de sens » devient dès lors le déterminant qui doit aider notre compréhension du rapport constant entre vie affective et vie intellective. Elle est le cœur même de la pensée d’Antoine de la Garanderie. Elle est le témoignage philosophique essentiel que nous ne sommes pas en présence d’une psychologie empirique qui ne s’en tiendrait qu’à une lecture factuelle des faits de la connaissance. Il y a bien une explicitation phénoménologique des actes de connaissance, si nous entendons par phénoménologie bien plus qu’une simple science des apparences.  La phénoménologie des actes de connaissance signifie : « rendre compte des phénomènes [cognitifs] tels qu’ils se présentent dans leur nécessité d’essence par-delà leur phénoménalisation particulière »[4] ; pour que les phénomènes cognitifs comme l’attention, la mémorisation, la compréhension, la réflexion, la créativité puissent être décrits, il faut découvrir les structures et formes constitutives de ces phénomènes : les projets de sens structurent tous ces phénomènes cognitifs et constituent ainsi leur forme a priori.  Et nourris par les projets de sens, les atmosphères et les lieux de sens, les images mentales sont constitutives de tous les actes de connaissance. Si la phénoménologie « éclaire les modalités constitutives de l’expérience »[5] cognitive, on peut comprendre qu’Antoine de la Garanderie interroge phénoménologiquement la connaissance. Par cette phénoménologie cognitive, Antoine de la Garanderie a ouvert un champ nouveau d’exploration des chemins de la connaissance.

§7. Archéologie et téléologie dans la pensée d’Antoine de la Garanderie.

   Il nous faut ici expliciter toute l’originalité de cette pensée qui est à la fois archéologique et téléologique – Antoine de la Garanderie a retenu du philosophe et psychologue Burloud[6] la nécessité d’investir toute une psychologie des tendances pour expliquer comment l’être humain s’installe, très jeune, dans une thématique cognitive privilégiée (telle atmosphère de sens, telle orientation perceptive, telle forme de projet de sens, telle activité mentale) qui rend possible son développement intellectuel ; il y a donc une lecture archéologique du connaître qu’il est nécessaire de faire pour en éclairer les sources ; ce travail archéologique, Antoine de la Garanderie le traduit par cette expression forte d’habitude de sens. On ne peut pas s’en tenir à la lecture sartrienne de l’intentionnalité de Husserl : « Connaître, c’est s’éclater vers » ; cette formulation qu’on lit dans l’article de Sartre de 1938, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », traduit le refus de toute vie intérieure comme préalable à la connaissance ; Sartre est en lutte contre le mythe de l’intériorité. De là il récuse toute enquête archéologique du psychisme, comme s’il n’y avait pas d’habitudes grâce auxquelles l’être humain pourrait activer sa connaissance. Mais connaître, pour Antoine de la Garanderie, n’est pas seulement « s’éclater vers » ; c’est aussi appréhender le sens des choses et des êtres depuis des habitudes de sensation, de perception, d’évocation qui offrent une sécurité affective et cognitive essentiel à l’être connaissant[7].

   Cependant Antoine de la Garanderie ne s’en tient pas à cette enquête archéologique et ne cherche pas à enfermer l’être humain dans sa vie intérieure ; sa pensée est téléologique : en ce sens, il est au-delà de la psychologie des tendances de Burloud ; il a bien compris que l’être humain est un être d’intentions, de visées : il se donne des finalités (dimension téléologique). Il cherche sans cesse à ouvrir devant lui le champ des possibles pour se donner des horizons de sens et de réalisation de son être. Mieux encore, il constitue des habitudes de sens, parce qu’il est en situation de projet de sens ; ses habitudes de sens répondent aux exigences de la vie intentionnelle. Il écrit dans un Cahier de pensée : « L’acquisition d’une habitude met en œuvre des facteurs multiples qui font partie de la structure des projets de sens »[8]. Si bien que la lecture archéologique de l’activité cognitive de l’être humain est impossible si l’on ne prend pas en compte la dimension téléologique ; l’archéologie est au service de la téléologie et se constitue au travers de cette téléologie ; la téléologie se nourrit et se déploie à partir d’une archéologie. Antoine de la Garanderie dépasse Burloud par la phénoménologie des intentions et des visées de sens ; et il rappelle à la phénoménologie le caractère indépassable de toute vie intérieure qui se constitue peu à peu sous la forme d’habitudes de sens. 

   L’expression de « structure de projet de sens » qu’invente Antoine de la Garanderie dans Défense et illustration de l’introspection, rend compte de ces deux dimensions de son questionnement de l’activité cognitive – dimensions archéologique et téléologique. Il reste à  comprendre en quoi ces structures de projet de sens sont déterminantes pour penser l’articulation entre l’affectivité et l’intellect.  La structure (dimension archéologique) dit la nécessité pour toute vie intentionnelle (projet de sens) de s’enraciner dans des habitudes de sens qui se constituent depuis l’atmosphère de sens ; de telle sorte que l’on ne pourra jamais demander, par exemple, à un enfant qui aime passer par des sensations sonores, de viser le sens hors de ces sensations et impressions. Et le projet de sens dit combien toutes les intentions de connaissance (dimension téléologique) donnent naissance à des actes de connaissance qui relèvent à la fois de l’affectif et de l’intellectif.

§8. Expérience pédagogique de la vie cognitive.

   Imaginons un élève aux prises avec le concept philosophique « transcendantal » : le professeur lui propose une signification : « terme qui désigne ce qui rend possible toute connaissance » ; une telle signification lui demeure extérieure (il ne peut pas l’habiter), tant qu’il ne sent pas quel signifiant il peut utiliser, pour signifier le terme. Il est nécessaire de l’installer dans son atmosphère de sens privilégiée : aimerait-il éprouver la sonorité du terme ? Désire-t-il être comme observé par le terme ? Ou aimerait-il pouvoir l’écrire pour mieux le manipuler ? Le terme « transcendantal » se vit pour être pensé, et ne se pense qu’en étant vécu (en faire l’expérience affective au départ). Et puis ? L’activité perceptive est déjà présente : l’élève perçoit le terme pour le vivre mentalement (projet d’évocation) : le nommer dans sa tête, le voir écrit, réentendre la voix du professeur qui l’énonce, vivre mentalement une impression d’ascension ou de dépassement que peut désigner le terme. Et puis ? Diotime peut réapparaître sur le chemin de la connaissance – nous n’en sommes peut-être encore qu’à l’amour des beaux corps et nous n’avons pas atteint l’amour des belles idées. C’est que le projet de sens poursuit sa progression et emmène l’élève vers la signification philosophique du mot « transcendantal ». Oui, mais ? De même que l’apprenti de Diotime a besoin de matérialité (les beaux corps), ne faut-il pas  dévoiler le concept dans toute sa matérialité (retrouver sa source matérielle) ? Au travers du projet de sens qui chemine, se dessine toute l’archéologie du concept : le transcendantal vient du latin « transcendere » qui veut dire « passer au-delà », « surpasser ». Le professeur donne alors cette indication étymologique et permet à l’élève, suivant ses habitudes de sens, de traduire avec ses signifiants ce signifié : le transcendant, c’est ce qui est au-delà. Les images mentales affluent – c’est que le projet de sens, comme l’eau qui ruisselle, trouve des chemins de signification possibles.  Et ces images mentales, fruit de toute activité perceptive, s’organisent dans des lieux de sens spécifiques (le temps, l’espace, le mouvement) : « le transcendant se décompose en deux mots : « trans » : au-delà ; et « scandere » : monter » pourrait dire un élève qui se parle dans sa tête et qui cherche à ordonner dans le temps, l’information reçue.

   Mais le transcendant n’est pas encore le transcendantal ? N’y a-t-il pas telle réalité qui est au-delà de ce que nous pouvons percevoir et qui en même temps rend possible cette réalité ?  « Doucement ! » nous dirait Diotime dans notre accompagnement de l’apprenant, « vous produisez déjà de l’explicatif  et le transcendant n’a pas été encore assez vécu sensiblement et matériellement ».  Il ne s’agit pas de sauter quelques étapes au risque de perdre l’élève sur le chemin de la connaissance. Il y a toute une sensibilité à l’intelligibilité du concept que l’élève doit vivre, sinon il ne pourra pas en vivre la signification. L’élève se donne des images verbales particulières : il décompose le terme, il traduit avec ses mots (depuis son lieu de sens qu’est le temps pour notre exemple) le transcendant : « ce qui est au-delà, comme est au-delà tout ce qui est à l’extérieur de moi » ; il cherche des exemples en se confrontant à son environnement : « mais, vous-même, monsieur l’enseignant, n’êtes-vous pas transcendant à moi, au-delà de moi ? »  Cette confrontation entre ses images verbales et son activité perceptive (admettons pour notre exemple qu’elle soit visuelle) enrichit ses vécus cognitifs : le transcendant est signifié peu à peu au travers des signifiants qu’il utilise – n’avons-nous pas les signifiés de nos signifiants a pu expliquer Antoine de la Garanderie ?

    Et le transcendantal alors ? Que cherche le professeur ? Notre élève a besoin d’anticiper la visée de l’enseignant. A quoi vont servir toutes ces explications ? Il continue de se parler dans tête ; et avec ces images verbales, il souhaite découvrir l’usage qu’il pourrait en faire concrètement. Il aime s’imaginer acteur de sens, sinon les termes ne lui parlent pas. « Le « transcendantal » est plus que le « transcendant » dites-vous… je me rappelle ce que vous disiez tout à l’heure ; je revis la situation, et des brides de sonorité de votre voix me reviennent à l’esprit… le transcendantal est la condition d’une réalité… Je me répète cette phrase dans ma tête. Je me projette dans une situation où je pourrai utiliser ce concept… Puis-je me dire par exemple que pour se donner des représentations d’une réalité, le « je pense » est une condition nécessaire… Le « je pense » n’est-il pas un transcendantal ? » Et plus encore, cet élève éprouve bien en lui ce « je pense », et il continue de se parler dans sa tête : « mon « je pense » est alors une condition transcendantale de la connaissance ». Et il le vit intrinsèquement. Il sent pour penser et il pense pour sentir. Cette idée d’un « je pense » comme donnée transcendantal touche, affecte son esprit tout particulièrement, parce qu’il voit qu’il peut en faire un usage à la première personne. Il porte en lui le « transcendantal » ; il habite le concept qui n’est pas une idéalité séparée de son être sensible. La vie affective nourrit ainsi la vie intellective.

 

Bibliographie

Burloud, A., Principes d’une psychologie des tendances, Paris, Gallimard, 1938.

Gaté, J.-P., (sous la direction de), La pensée d’Antoine de La Garanderie : lecture plurielle, Lyon, Chronique sociale, 2013.

La Garanderie, A. de, Les grands projets de nos petits, Paris, Bayard-Editions, 2001.

La Garanderie, A. de, Comprendre les chemins de la connaissance. Une pédagogie du sens, Lyon, Chronique sociale, 2002.

La Garanderie, A. de, Plaisir de connaître, bonheur d'être, Lyon, Chronique sociale, 2004.

La Garanderie, A. de, Renforcer l’éveil au sens, Lyon, Chronique sociale, 2006.

Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945.

 


 

[1] Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Avant-Propos, page XI-XII, Paris, Gallimard, 1945.

[2] C’est à partir de Comprendre et imaginer qu’Antoine de la Garanderie s’engage dans cette voie phénoménologique de décrire, depuis l’expérience intérieure du sujet, les états mentaux ou actes de l’esprit. Comprendre et imaginer a fait l’objet d’une nouvelle publication dans le recueil intitulé Réussir, ça s’apprend, Paris, Bayard Editions, 2013, pp. 391-579.

[3] « C’est pourquoi jamais l’âme ne pense sans image » écrit Aristote, dans De l’Âme, III, 7, 431a.

[4] Gérard Wormser, article « Phénoménologie » in Grand dictionnaire de la Philosophie, Larousse – CNRS Editions, 2005, page 796.

[5] Ibid.

[6] Burloud (1890-1954), Principes d’une psychologie des tendances, Alcan, 1938.

[7] La lecture critique qu’Antoine de la Garanderie propose, dans Défense et illustration de l’introspection, au sujet de la contingence dans la pensée de Sartre, répond à cette exigence de prendre en considération toute une archéologie de la connaissance que Sartre semble refuser en n’appréhendant par exemple la conscience que comme transcendance (dépassement) – lire à ce propos les pages 50 à 57 du chapitre 3 de Défense et illustration de l’introspection, Editions du centurion, 1989.

[8] Cahier de 1995, mardi 21 août 1995, inédit.


01/10/2016
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Désir et caresse

 Intervention de Thierry de La Garanderie, Université de Rouen, février 2011.

 

« Etre ou ne pas être, ce n’est probablement la question par excellence », Levinas, « la conscience non intentionnelle », Cahiers de l’Herne.

 

    Rien ne devrait nous étonner. Tout n’est-il pas clair ? La caresse n’est-elle pas l’ouverture à l’autre ou reconnaissance de l’autre dans sa différence. Je caresse le corps de l’autre, à savoir je lui rends grâce d’être, et d’être autre que moi. La caresse procède de la grâce, du charisme qu’exerce le corps de l’autre sur moi ; elle est comme une faveur à la faveur que l’autre me fait en m’offrant son corps. Nous utilisons à dessein le terme de charisme à propos de la caresse. En effet, le grec χαρις parle de faveur ou d’agrément. Le latin a traduit ce terme par carus qui désigne dans le registre affectif ce qui est cher, aimé et estimé. Et les italiens au Moyen-âge ont inventé la carezza à partir du carus latin. C’est dire que la caresse est l’aboutissement d’un beau voyage sémantique dont l’origine est la grâce. Le charisme de la caresse. La caresse est une réponse à l’offrande gracieuse que l’autre me fait de son corps.

    Tout est-il si clair que cela ? La caresse est-elle réellement ouverture à l’autre ? N’est-elle pas plutôt porté par un désir qui non seulement excède l’autre, mais excède aussi la simple caresse. Quoi donc ? Y a-t-il des intentionnalités cachées ? La caresse est le premier contact avec l’être aimé, et à ce titre elle est le moment où enfin le désir commence à être comblé. Oui, car la caresse est le signe précurseur d’un plaisir plus grand, tant attendu. Le long travail de séduction enfin récompensé – l’autre se laisse caresser, appréhender, toucher avec douceur ; enfin je sors de la douleur du manque, je me réjouis de voir l’autre se laisser posséder par mon désir. Ce n’est donc pas si clair : le désir est élan, quête érotique ; la caresse n’est-elle pas en train de combler le désir ? Oui la caresse est une première possession et jouissance de cette possession – elle est une première issue favorable pour le désir qui est l’expérience d’une souffrance, car d’une absence si pesante, celle de l’être aimé qui échappait à la force de mon désir.

    Cela signifie que le désir, en particulier le désir de l’autre, n’est qu’égoïsme, centré sur la quête de la satisfaction personnelle. « Pourvu que je sois heureux, le reste m’est égal » a pu affirmer Sade dans La Philosophie dans le boudoir. Seulement le monde de Sade se caractérise par le solipsisme, par la solitude d’un homme incapable de rencontrer l’autre, répondant aux besoins de sa machine corporelle ; les rapports avec autrui ne sont que des rapports de surface. L’homme sadien est en réalité, prisonnier de sa solitude, un homme malheureux.

    Ainsi la caresse ne serait qu’un rapport de surface. Cela aurait des conséquences pour mon désir de possession qui rencontrerait ici une limite importante. La caresse n’est qu’une promesse, jamais un accomplissement du désir érotique, du désir de l’autre ; elle demeure un signe avant-coureur ; elle fait signe en direction de..., elle spécifie le chemin de l’intentionnalité du désir ; elle n’est pas renoncement au désir, mais elle l’approfondit, pour faire en sorte que le comblement soit encore plus réjouissant. Elle l’approfondit, à savoir elle risque d’augmenter le désir de jouissance pour soi. Elle risque davantage d’enfermer l’homme en lui-même.

    Faut-il alors considérer que penser la caresse à partir du désir ne nous ouvre pas à l’altérité? La caresse n’est-elle pas essentiellement égoïsme ? N’est-elle pas désir d’assimilation de l’autre pour satisfaire son être ? Est-il possible de penser une caresse hors d’une clôture ontologique ? Une caresse sans désir, puisque le désir semble être désir de soi et ignorance de la grâce de l’autre ? Mais une caresse sans désir n’est-elle pas une caresse désincarnée, introuvable ? A moins que... A moins que prisonnier du langage de l’être et de l’impérieuse ontologie, nous n’ignorions le désir dans sa provenance et dans sa rupture avec l’ordre de l’être ? Voire : le désir que nous exprimons matériellement, empiriquement, à travers notre corps, ce désir qui est toujours désir de quelque chose, est peut-être rendu possible par un désir transcendantal qui loin d’enfermer le sujet sur lui-même, l’ouvre au-delà de son monde.

    Cela reste à étudier puisque tout n’est pas si clair. Mais l’étude s’annonce difficile tant notre langage reproduit les mots de l’ontologie (être, essence, existence, monde, désir d’être). Ne sommes-nous pas prisonniers, nous être au monde, d’un diktat ontologique ? Levinas dans Totalité et infini semble le constater : « Mais nous sommes au monde ». Nous connaissons par cœur la deuxième phrase de Totalité et infini – deuxième phrase qui semble opposer un démenti terrible ne peut-être tragique à cette exclamation rimbaldienne : « La vraie vie est absente ». Mais à la différence de Rimbaud qui fait dire à la vie vierge folle dans Une Saison en enfer : « Quelle vie ! La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde », Levinas opère d’emblée une séparation au cœur de l’être, être qu’il ne s’agit pourtant pas d’abandonner ou d’oublier, mais qu’il convient de surmonter comme totalité ? Rimbaud conçoit deux mondes séparés qui sont comme la métaphore de deux « moi » en lutte l’un contre l’autre : l’époux infernal qui a perdu toute sa sagesse et qui emporte le poète hors du monde ; et la vierge folle qui incarne la vie d’insouciance, mais qui emportée par l’époux infernal a perdu le monde. Levinas, lui, n’oppose pas deux mondes, deux univers, ou encore la sphère d’une existence finie, perdue dans l’anonymat de l’être et la sphère de l’infinie là où se tiendrait la vraie vie.

    Et pourtant Levinas écrit : « " la vraie vie est absente". Mais nous sommes au monde. La métaphysique surgit et maintient dans cet alibi.» Et oui ! La métaphysique surgit. Où surgit-elle ? Et où se maintient-elle ? Quel est donc cet alibi qui n’est pas ici une excuse ou une défense à faire valoir contre une existence qui me serait imposée ?

    Il est vrai cependant que l’on pourrait entendre ces premières phrases de Totalité et Infini comme une sorte de plainte romantique, l’expression d’une nostalgie : la vraie vie n’est-elle pas perdue ? S’est-elle absentée ? N’est-elle pas pour nous un au-delà à jamais invisible. Mais nous sommes au monde : s’agit-il de sombrer dans la tristesse et la noirceur de l’existence ? Hélas ! Nous sommes au monde, et la vraie vie est pour nous intangible. Nous voici englués dans cette morne totalité que constitue notre monde. Autant renoncer à l’existence ! Ah ! Le renoncement ! Expérience d’une abnégation volontaire, renoncement au désir de l’être ou encore renoncement aux forces du vouloir-vivre. Renoncer n’est-ce pas en définitive renoncer à soi, à son être ? –comme l’expérience d’un sacrifice de soi. Nous pouvons comprendre que le désir est souffrance, puisqu’il exprime un manque. Et renoncer, ce serait se détourner de cette quête infernale et souffrante, pour connaître enfin le repos et sortir de l’existence pesante. C’est dire aussi qu’exister implique un désir d’être (suivant Spinoza) ou un vouloir vivre (suivant Schopenhauer) permanent, désir dont il faudrait s’affranchir pour ne plus souffrir de l’existence ?

    Mais s’agit-il bien de cela ? En lisant ainsi Totalité et Infini, entrons-nous ainsi réellement dans l’intelligence du texte ? La vraie vie est absente, mais nous sommes au monde : il faut faire grâce ici à Levinas d’utiliser un « mais » qui n’est pas de désespoir et qui n’appelle pas au renoncement de l’existence.

    Il ne faut pas ignorer cependant que l’exister se découvre dans l’il y a, dans le monde de l’être, monde impersonnel, anonyme, insupportable certainement et dans son indifférence et dans sa monotonie. Et Levinas en questionnant notre rapport au monde à partir de l’éthique comme philosophe première, ne nous enjoint-il pas à l’évasion : échapper à l’être pour reconstruire le sens de la vie ? Il faut également bien entendre Levinas dans la préface de Totalité et Infini : « on n’a pas besoin de prouver par d’obscurs fragments d’Héraclite que l’être se révèle comme guerre. » Et l’être comme guerre mutile et nie l’homme dans son humanité ; le sujet n’est-il pas comme destitué ?

    La vraie vie justement n’est-elle pas au-delà de l’essence, de l’être, de l’ontologie ? Ne faut-il pas s’arracher de cet être impersonnel ? Seulement que signifie cette évasion ? Est-elle renoncement au monde ? Non ! Et là est toute la difficulté ou l’exigence de l’éthique : il ne s’agit pas d’abandonner le terrain guerrier. Il n’est pas possible de quitter la sphère de l’existence. L’éthique ne conduit pas à renoncer à l’existence, mais plutôt d’exister autrement. Retrouver la vraie vie au cœur de l’existence ?

    L’être donc ! Dans Totalité et infini, l’être se conçoit comme totalité qui soumet l’étant qu’est l’homme à sa logique d’identification de généralisation conceptuelle. L’homme est enfermé dans l’être ; l’homme comme désir d’être ou pouvoir être s’efforce sans cesse de coïncider avec l’être. Sartre, dans L’Etre et le néant, en définissant l’homme comme une passion inutile, avait bien montré l’impasse de cette quête ontologique de la réalité humaine, à la poursuite de son essence. Mais Sartre n’offrait pas d’issue. Peut-être lui manquait-il de s’ouvrir à la vraie vie qui s’absente lorsque l’existence est hantée par l’être. L’homme devient comme l’otage de son être et ignore sa vocation d’étant.

    Quel est donc cet endurcissement dans l’être ? Quelle forme prend-il ? L’homme n’est-il qu’un exister en vue de lui-même ? Il convient d’appréhender le rapport de l’homme au monde non pas seulement comme une quête incessante et intéressé, utilitaire ou utilitariste, non pas seulement comme désir d’être. Non ! L’homme est vie, vitalité, et il n’est pas vitalement le sujet du verbe être. Mais ne retombons-nous pas ici dans une contradiction ? Quel est donc cet homme qui serait d’abord vie ? Mettrait-il entre parenthèse son désir d’être ? Sortirait-il de son endurcissement dans l’être ? Mais alors comment vivre sans être soi ?

    Essayons de comprendre. Il n’est pas possible de couper l’homme en deux, de le séparer de son individualité, de son soi. Levinas invite l’homme au contraire à s’installer au cœur de la subjectivité, subjectivité qui est corps et sensibilité. Nous n’avons pas à escamoter ce que nous sommes, ce que nous désirons être ici et maintenant dans le monde. Et que voyons-nous apparaître dans cet ici et maintenant ? Le besoin qu’improprement nous appelons désir ; ce besoin n’est pas un désir pur, mais il est une quête égoïste du sujet cherchant à assimiler l’être et à le ramener à lui-même. C’est que tout homme existe d’abord et avant tout à travers le besoin, en vue d’une satisfaction personnelle. Toute la vitalité de l’homme s’exprime ainsi. Constatons, se faisant,   que l’homme est pris par le souci de lui-même ; il est en quête d’une joie d’être, d’un bonheur d’être. On ne peut pas lui interdire cette aspiration là. Notre propos n’est pas moral ou moralisant. En effet. L’homme veut tirer une jouissance de son assimilation de l’être, et cette jouissance là est de l’énergie vitale. Jouir de. Constatons alors qu’il y a une stimmung, une tonalité fondamentale qui caractérise notre rapport au monde : ni angoisse, ni ennui, mais jouissance. La vie est jouissance de quelque chose, jouissance du monde. Et de quoi jouit-on ? De soi. Comprenons dès lors qu’il n’ya pas de contradiction entre vivre et désirer d’être. Seulement l’endurcissement dans l’être se fonde sur la jouissance, qui n’est que jouissance de soi. Jouir de quelque chose, c’est jouir pour soi-même.

    Il y a là comme une intentionnalité à rebours. Dans l’assimilation que l’homme fait du monde pour nourrir son besoin, il se retire en lui. Mais se retirant en lui, il s’identifie comme subjectivité, comme sujet. Ne sommes-nous pas au cœur de notre problème ? Inévitablement l’homme ne vivrait que pour son utile propre, pour l’affirmation de sa puissance d’être ? N’aurait-il rien oublié ? L’autre, l’altérité ? Le conatus oublie l’autre, l’absorbe comme un simple objet que l’on peut assimiler sans crainte. La puissance de soi conduit ainsi à la neutralisation de l’autre. N’est-ce pas ce que nous observons à propos de la caresse – dans cette caresse que j’adresse à l’autre, ne suis-je pas en train de le neutraliser ? Il y aurait donc dans ce mouvement de retour sur soi, le risque du solipsisme et de la solitude ; le sujet s’enferme dans la sphère de l’immanence et ne trouve plus personne à qui parler. Est-ce la vraie vie ?

    Oui, mais... mais nous sommes au monde et nous n’avons pas à le regretter. En effet, il y a dans ce retrait sur soi-même, dans ce mouvement intentionnel à rebours une identification de l’homme comme subjectivité. Quelqu’un se lève dans cette épreuve de la jouissance : « Ici ce que l’on appelle l’état affectif, n’a pas la morne monotonie d’un état, mais une exaltation vibrante où le soi se lève » écrit Levinas dans Totalité et infini (page 123).

    Il semble que s’opère un retournement décisif au cœur de l’existence. Quoi donc ? Nous nous affirmons certes, mais nous jouissons d’un constitué, de quelque chose qui n’est pas nous et qui constitue notre jouissance. On peut noter un double mouvement : d’une part, dans ce retrait sur lui-même, l’homme se découvre indépendant à l’égard de l’être, il est un étant ; d’autre part, il y a dans la jouissance une ouverture sur la différence. La jouissance serait-elle in fine désintéressée ? Levinas nous avait prévenu : « L’altérité n’est possible qu’à partir de moi. » [Totalité et infini, page 29.] Quel est donc le sens de ce revirement ? On découvre que le moi n’est pas voué à être enfermé sur lui-même dans son œuvre d’identification du monde. La jouissance est un événement qui peut faire comprendre à l’homme qu’il y a une autre façon de s’adresser au monde ou que le monde peut être dit autrement que de façon ontologique ; un événement se produit donc contre l’identité totalitaire de l’être.

    Qu’est-ce qui est ainsi vécu au cœur de la jouissance ? La jouissance part du corps plus que de la pensée. Nous ne sommes pas dans un processus de connaissance, il ne s’agit pas seulement de réduire l’autre au même ou encore la différence au connu. Le retour sur soi qu’implique la jouissance est un retour sur son existence matérielle et il permet à l’homme de se découvrir comme vulnérabilité, comme manque, comme dénuement. Pourquoi ? Parce que l’homme a besoin d’assimiler l’autre que soi pour être, et pour être jouissance. L’homme découvre la nécessité de la différence, même si cette différence dans la quête de jouissance disparaît. Il ya donc bien là une suspension de l’être, comme une épochè qui brise la totalité.

    La conversion est-elle achevée ? Pas pleinement. Il manque encore l’irruption  de ce qui ne peut pas être intégré ou ingéré : l’autre, mais l’autre que je ne peux pas réduire à mon être comme une chose que j’assimile. Mais comme dans la jouissance de la vie, j’ai éprouvé la différence, ne suis-je pas près à accueillir l’irruption d’autrui dans ma sphère immanente ? Où est donc la vraie vie ? L’est-elle dans le solipsisme ou dans l’accueil de cet autre qui se manifeste ? Je pensais autrefois être un phénoménologue averti de l’existence ; je croyais que l’apparaître était réductible aux intentionnalités multiples à partir desquelles ma conscience s’efforce de donner du sens. Et je découvre qu’il y a un au-delà qui déborde les horizons constitués ; je le découvre depuis mon corps, depuis ma jouissance : une différence inassimilable, transcendante à mon être qui vient comme éclairé mon rapport au monde, donner sens à ce monde qui n’apparaissait qu’à moi. C’est le visage de l’autre qui m’apparaît sans que j’en sois la source, mais dont je me sens l’otage. Ma relation phénoménologique au monde est comme bouleversée ou peut-être inversée : je dois renoncer aux prétentions de ma subjectivité à se vouloir constituante du monde.

    Mais nous sommes au monde. Il est vrai. Que s’est-il insinué dans le monde ? Le visage de l’autre qui est proximité et responsabilité, qui m’oblige à mettre en question mon conatus essendi, mon aspiration à persévérer dans l’être. S’insinue donc dans le monde la question éthique, question qui préexiste à tout discours ontologique. La totalité ontologique se trouve ainsi fracturée.

 


29/11/2017
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