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Désir et caresse

 Intervention de Thierry de La Garanderie, Université de Rouen, février 2011.

 

« Etre ou ne pas être, ce n’est probablement la question par excellence », Levinas, « la conscience non intentionnelle », Cahiers de l’Herne.

 

    Rien ne devrait nous étonner. Tout n’est-il pas clair ? La caresse n’est-elle pas l’ouverture à l’autre ou reconnaissance de l’autre dans sa différence. Je caresse le corps de l’autre, à savoir je lui rends grâce d’être, et d’être autre que moi. La caresse procède de la grâce, du charisme qu’exerce le corps de l’autre sur moi ; elle est comme une faveur à la faveur que l’autre me fait en m’offrant son corps. Nous utilisons à dessein le terme de charisme à propos de la caresse. En effet, le grec χαρις parle de faveur ou d’agrément. Le latin a traduit ce terme par carus qui désigne dans le registre affectif ce qui est cher, aimé et estimé. Et les italiens au Moyen-âge ont inventé la carezza à partir du carus latin. C’est dire que la caresse est l’aboutissement d’un beau voyage sémantique dont l’origine est la grâce. Le charisme de la caresse. La caresse est une réponse à l’offrande gracieuse que l’autre me fait de son corps.

    Tout est-il si clair que cela ? La caresse est-elle réellement ouverture à l’autre ? N’est-elle pas plutôt porté par un désir qui non seulement excède l’autre, mais excède aussi la simple caresse. Quoi donc ? Y a-t-il des intentionnalités cachées ? La caresse est le premier contact avec l’être aimé, et à ce titre elle est le moment où enfin le désir commence à être comblé. Oui, car la caresse est le signe précurseur d’un plaisir plus grand, tant attendu. Le long travail de séduction enfin récompensé – l’autre se laisse caresser, appréhender, toucher avec douceur ; enfin je sors de la douleur du manque, je me réjouis de voir l’autre se laisser posséder par mon désir. Ce n’est donc pas si clair : le désir est élan, quête érotique ; la caresse n’est-elle pas en train de combler le désir ? Oui la caresse est une première possession et jouissance de cette possession – elle est une première issue favorable pour le désir qui est l’expérience d’une souffrance, car d’une absence si pesante, celle de l’être aimé qui échappait à la force de mon désir.

    Cela signifie que le désir, en particulier le désir de l’autre, n’est qu’égoïsme, centré sur la quête de la satisfaction personnelle. « Pourvu que je sois heureux, le reste m’est égal » a pu affirmer Sade dans La Philosophie dans le boudoir. Seulement le monde de Sade se caractérise par le solipsisme, par la solitude d’un homme incapable de rencontrer l’autre, répondant aux besoins de sa machine corporelle ; les rapports avec autrui ne sont que des rapports de surface. L’homme sadien est en réalité, prisonnier de sa solitude, un homme malheureux.

    Ainsi la caresse ne serait qu’un rapport de surface. Cela aurait des conséquences pour mon désir de possession qui rencontrerait ici une limite importante. La caresse n’est qu’une promesse, jamais un accomplissement du désir érotique, du désir de l’autre ; elle demeure un signe avant-coureur ; elle fait signe en direction de..., elle spécifie le chemin de l’intentionnalité du désir ; elle n’est pas renoncement au désir, mais elle l’approfondit, pour faire en sorte que le comblement soit encore plus réjouissant. Elle l’approfondit, à savoir elle risque d’augmenter le désir de jouissance pour soi. Elle risque davantage d’enfermer l’homme en lui-même.

    Faut-il alors considérer que penser la caresse à partir du désir ne nous ouvre pas à l’altérité? La caresse n’est-elle pas essentiellement égoïsme ? N’est-elle pas désir d’assimilation de l’autre pour satisfaire son être ? Est-il possible de penser une caresse hors d’une clôture ontologique ? Une caresse sans désir, puisque le désir semble être désir de soi et ignorance de la grâce de l’autre ? Mais une caresse sans désir n’est-elle pas une caresse désincarnée, introuvable ? A moins que... A moins que prisonnier du langage de l’être et de l’impérieuse ontologie, nous n’ignorions le désir dans sa provenance et dans sa rupture avec l’ordre de l’être ? Voire : le désir que nous exprimons matériellement, empiriquement, à travers notre corps, ce désir qui est toujours désir de quelque chose, est peut-être rendu possible par un désir transcendantal qui loin d’enfermer le sujet sur lui-même, l’ouvre au-delà de son monde.

    Cela reste à étudier puisque tout n’est pas si clair. Mais l’étude s’annonce difficile tant notre langage reproduit les mots de l’ontologie (être, essence, existence, monde, désir d’être). Ne sommes-nous pas prisonniers, nous être au monde, d’un diktat ontologique ? Levinas dans Totalité et infini semble le constater : « Mais nous sommes au monde ». Nous connaissons par cœur la deuxième phrase de Totalité et infini – deuxième phrase qui semble opposer un démenti terrible ne peut-être tragique à cette exclamation rimbaldienne : « La vraie vie est absente ». Mais à la différence de Rimbaud qui fait dire à la vie vierge folle dans Une Saison en enfer : « Quelle vie ! La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde », Levinas opère d’emblée une séparation au cœur de l’être, être qu’il ne s’agit pourtant pas d’abandonner ou d’oublier, mais qu’il convient de surmonter comme totalité ? Rimbaud conçoit deux mondes séparés qui sont comme la métaphore de deux « moi » en lutte l’un contre l’autre : l’époux infernal qui a perdu toute sa sagesse et qui emporte le poète hors du monde ; et la vierge folle qui incarne la vie d’insouciance, mais qui emportée par l’époux infernal a perdu le monde. Levinas, lui, n’oppose pas deux mondes, deux univers, ou encore la sphère d’une existence finie, perdue dans l’anonymat de l’être et la sphère de l’infinie là où se tiendrait la vraie vie.

    Et pourtant Levinas écrit : « " la vraie vie est absente". Mais nous sommes au monde. La métaphysique surgit et maintient dans cet alibi.» Et oui ! La métaphysique surgit. Où surgit-elle ? Et où se maintient-elle ? Quel est donc cet alibi qui n’est pas ici une excuse ou une défense à faire valoir contre une existence qui me serait imposée ?

    Il est vrai cependant que l’on pourrait entendre ces premières phrases de Totalité et Infini comme une sorte de plainte romantique, l’expression d’une nostalgie : la vraie vie n’est-elle pas perdue ? S’est-elle absentée ? N’est-elle pas pour nous un au-delà à jamais invisible. Mais nous sommes au monde : s’agit-il de sombrer dans la tristesse et la noirceur de l’existence ? Hélas ! Nous sommes au monde, et la vraie vie est pour nous intangible. Nous voici englués dans cette morne totalité que constitue notre monde. Autant renoncer à l’existence ! Ah ! Le renoncement ! Expérience d’une abnégation volontaire, renoncement au désir de l’être ou encore renoncement aux forces du vouloir-vivre. Renoncer n’est-ce pas en définitive renoncer à soi, à son être ? –comme l’expérience d’un sacrifice de soi. Nous pouvons comprendre que le désir est souffrance, puisqu’il exprime un manque. Et renoncer, ce serait se détourner de cette quête infernale et souffrante, pour connaître enfin le repos et sortir de l’existence pesante. C’est dire aussi qu’exister implique un désir d’être (suivant Spinoza) ou un vouloir vivre (suivant Schopenhauer) permanent, désir dont il faudrait s’affranchir pour ne plus souffrir de l’existence ?

    Mais s’agit-il bien de cela ? En lisant ainsi Totalité et Infini, entrons-nous ainsi réellement dans l’intelligence du texte ? La vraie vie est absente, mais nous sommes au monde : il faut faire grâce ici à Levinas d’utiliser un « mais » qui n’est pas de désespoir et qui n’appelle pas au renoncement de l’existence.

    Il ne faut pas ignorer cependant que l’exister se découvre dans l’il y a, dans le monde de l’être, monde impersonnel, anonyme, insupportable certainement et dans son indifférence et dans sa monotonie. Et Levinas en questionnant notre rapport au monde à partir de l’éthique comme philosophe première, ne nous enjoint-il pas à l’évasion : échapper à l’être pour reconstruire le sens de la vie ? Il faut également bien entendre Levinas dans la préface de Totalité et Infini : « on n’a pas besoin de prouver par d’obscurs fragments d’Héraclite que l’être se révèle comme guerre. » Et l’être comme guerre mutile et nie l’homme dans son humanité ; le sujet n’est-il pas comme destitué ?

    La vraie vie justement n’est-elle pas au-delà de l’essence, de l’être, de l’ontologie ? Ne faut-il pas s’arracher de cet être impersonnel ? Seulement que signifie cette évasion ? Est-elle renoncement au monde ? Non ! Et là est toute la difficulté ou l’exigence de l’éthique : il ne s’agit pas d’abandonner le terrain guerrier. Il n’est pas possible de quitter la sphère de l’existence. L’éthique ne conduit pas à renoncer à l’existence, mais plutôt d’exister autrement. Retrouver la vraie vie au cœur de l’existence ?

    L’être donc ! Dans Totalité et infini, l’être se conçoit comme totalité qui soumet l’étant qu’est l’homme à sa logique d’identification de généralisation conceptuelle. L’homme est enfermé dans l’être ; l’homme comme désir d’être ou pouvoir être s’efforce sans cesse de coïncider avec l’être. Sartre, dans L’Etre et le néant, en définissant l’homme comme une passion inutile, avait bien montré l’impasse de cette quête ontologique de la réalité humaine, à la poursuite de son essence. Mais Sartre n’offrait pas d’issue. Peut-être lui manquait-il de s’ouvrir à la vraie vie qui s’absente lorsque l’existence est hantée par l’être. L’homme devient comme l’otage de son être et ignore sa vocation d’étant.

    Quel est donc cet endurcissement dans l’être ? Quelle forme prend-il ? L’homme n’est-il qu’un exister en vue de lui-même ? Il convient d’appréhender le rapport de l’homme au monde non pas seulement comme une quête incessante et intéressé, utilitaire ou utilitariste, non pas seulement comme désir d’être. Non ! L’homme est vie, vitalité, et il n’est pas vitalement le sujet du verbe être. Mais ne retombons-nous pas ici dans une contradiction ? Quel est donc cet homme qui serait d’abord vie ? Mettrait-il entre parenthèse son désir d’être ? Sortirait-il de son endurcissement dans l’être ? Mais alors comment vivre sans être soi ?

    Essayons de comprendre. Il n’est pas possible de couper l’homme en deux, de le séparer de son individualité, de son soi. Levinas invite l’homme au contraire à s’installer au cœur de la subjectivité, subjectivité qui est corps et sensibilité. Nous n’avons pas à escamoter ce que nous sommes, ce que nous désirons être ici et maintenant dans le monde. Et que voyons-nous apparaître dans cet ici et maintenant ? Le besoin qu’improprement nous appelons désir ; ce besoin n’est pas un désir pur, mais il est une quête égoïste du sujet cherchant à assimiler l’être et à le ramener à lui-même. C’est que tout homme existe d’abord et avant tout à travers le besoin, en vue d’une satisfaction personnelle. Toute la vitalité de l’homme s’exprime ainsi. Constatons, se faisant,   que l’homme est pris par le souci de lui-même ; il est en quête d’une joie d’être, d’un bonheur d’être. On ne peut pas lui interdire cette aspiration là. Notre propos n’est pas moral ou moralisant. En effet. L’homme veut tirer une jouissance de son assimilation de l’être, et cette jouissance là est de l’énergie vitale. Jouir de. Constatons alors qu’il y a une stimmung, une tonalité fondamentale qui caractérise notre rapport au monde : ni angoisse, ni ennui, mais jouissance. La vie est jouissance de quelque chose, jouissance du monde. Et de quoi jouit-on ? De soi. Comprenons dès lors qu’il n’ya pas de contradiction entre vivre et désirer d’être. Seulement l’endurcissement dans l’être se fonde sur la jouissance, qui n’est que jouissance de soi. Jouir de quelque chose, c’est jouir pour soi-même.

    Il y a là comme une intentionnalité à rebours. Dans l’assimilation que l’homme fait du monde pour nourrir son besoin, il se retire en lui. Mais se retirant en lui, il s’identifie comme subjectivité, comme sujet. Ne sommes-nous pas au cœur de notre problème ? Inévitablement l’homme ne vivrait que pour son utile propre, pour l’affirmation de sa puissance d’être ? N’aurait-il rien oublié ? L’autre, l’altérité ? Le conatus oublie l’autre, l’absorbe comme un simple objet que l’on peut assimiler sans crainte. La puissance de soi conduit ainsi à la neutralisation de l’autre. N’est-ce pas ce que nous observons à propos de la caresse – dans cette caresse que j’adresse à l’autre, ne suis-je pas en train de le neutraliser ? Il y aurait donc dans ce mouvement de retour sur soi, le risque du solipsisme et de la solitude ; le sujet s’enferme dans la sphère de l’immanence et ne trouve plus personne à qui parler. Est-ce la vraie vie ?

    Oui, mais... mais nous sommes au monde et nous n’avons pas à le regretter. En effet, il y a dans ce retrait sur soi-même, dans ce mouvement intentionnel à rebours une identification de l’homme comme subjectivité. Quelqu’un se lève dans cette épreuve de la jouissance : « Ici ce que l’on appelle l’état affectif, n’a pas la morne monotonie d’un état, mais une exaltation vibrante où le soi se lève » écrit Levinas dans Totalité et infini (page 123).

    Il semble que s’opère un retournement décisif au cœur de l’existence. Quoi donc ? Nous nous affirmons certes, mais nous jouissons d’un constitué, de quelque chose qui n’est pas nous et qui constitue notre jouissance. On peut noter un double mouvement : d’une part, dans ce retrait sur lui-même, l’homme se découvre indépendant à l’égard de l’être, il est un étant ; d’autre part, il y a dans la jouissance une ouverture sur la différence. La jouissance serait-elle in fine désintéressée ? Levinas nous avait prévenu : « L’altérité n’est possible qu’à partir de moi. » [Totalité et infini, page 29.] Quel est donc le sens de ce revirement ? On découvre que le moi n’est pas voué à être enfermé sur lui-même dans son œuvre d’identification du monde. La jouissance est un événement qui peut faire comprendre à l’homme qu’il y a une autre façon de s’adresser au monde ou que le monde peut être dit autrement que de façon ontologique ; un événement se produit donc contre l’identité totalitaire de l’être.

    Qu’est-ce qui est ainsi vécu au cœur de la jouissance ? La jouissance part du corps plus que de la pensée. Nous ne sommes pas dans un processus de connaissance, il ne s’agit pas seulement de réduire l’autre au même ou encore la différence au connu. Le retour sur soi qu’implique la jouissance est un retour sur son existence matérielle et il permet à l’homme de se découvrir comme vulnérabilité, comme manque, comme dénuement. Pourquoi ? Parce que l’homme a besoin d’assimiler l’autre que soi pour être, et pour être jouissance. L’homme découvre la nécessité de la différence, même si cette différence dans la quête de jouissance disparaît. Il ya donc bien là une suspension de l’être, comme une épochè qui brise la totalité.

    La conversion est-elle achevée ? Pas pleinement. Il manque encore l’irruption  de ce qui ne peut pas être intégré ou ingéré : l’autre, mais l’autre que je ne peux pas réduire à mon être comme une chose que j’assimile. Mais comme dans la jouissance de la vie, j’ai éprouvé la différence, ne suis-je pas près à accueillir l’irruption d’autrui dans ma sphère immanente ? Où est donc la vraie vie ? L’est-elle dans le solipsisme ou dans l’accueil de cet autre qui se manifeste ? Je pensais autrefois être un phénoménologue averti de l’existence ; je croyais que l’apparaître était réductible aux intentionnalités multiples à partir desquelles ma conscience s’efforce de donner du sens. Et je découvre qu’il y a un au-delà qui déborde les horizons constitués ; je le découvre depuis mon corps, depuis ma jouissance : une différence inassimilable, transcendante à mon être qui vient comme éclairé mon rapport au monde, donner sens à ce monde qui n’apparaissait qu’à moi. C’est le visage de l’autre qui m’apparaît sans que j’en sois la source, mais dont je me sens l’otage. Ma relation phénoménologique au monde est comme bouleversée ou peut-être inversée : je dois renoncer aux prétentions de ma subjectivité à se vouloir constituante du monde.

    Mais nous sommes au monde. Il est vrai. Que s’est-il insinué dans le monde ? Le visage de l’autre qui est proximité et responsabilité, qui m’oblige à mettre en question mon conatus essendi, mon aspiration à persévérer dans l’être. S’insinue donc dans le monde la question éthique, question qui préexiste à tout discours ontologique. La totalité ontologique se trouve ainsi fracturée.

 



29/11/2017
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