Zola et la vie
« La terre qui suait la vie »
Dans La Fortune des Rougon, au point de départ de l’action il y a la vie revenue dans un ancien cimetière, l’aire de Saint-Mittre ; cette aire est longtemps demeurée un lieu d’immobilité, oubliée par la ville de Plassans (ville imaginaire qui peut faire penser à Aix en Provence) ; mais cet ancien cimetière devient un lieu de travail pour les charrons, un terrain de jeux pour les enfants, un domicile intermittent pour les bohémiens, un lieu d’amour pour Silvère et Miette, deux jeunes êtres rejetés par leur milieu et la société, pleins d’idéal de liberté. Sur cette terre qui charrie encore des crânes et des ossements, la végétation repousse avec force : « on sentait en dessous, dans l’ombre des tiges pressés, le terreau humide qui bouillait et suintait la sève ». La vie renaît de la mort, comme le cosmos du chaos. Zola écrit ainsi au milieu du roman en évoquant les amours de Silvère et de Miette : « ils continuaient à vivre leurs amours ignorantes, au milieu de ce flot de sève, dans ce bout de cimetière abandonné, où la terre engraissée suait la vie, et qui exigeait impérieusement leur union. »
La vie renaît de la mort : la vie est-elle un cycle perpétuel qui ne s’épuise jamais ? Peut-on ainsi parler d’un élan vital, ou mieux encore d’un vouloir vivre universel et éternel qui ne cesse pas de s’activer et de se réactiver malgré les obstacles et la mort qui viennent le contrarier ? Certainement.
Soient les Rougon Macquart – Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second empire, histoire au cours de laquelle l’hérédité joue un rôle déterminant : les personnages de cette famille sont soumis aux lois de l’hérédité ; en même temps les manifestations de l’hérédité dépendent étroitement du milieu dans lequel évoluent les personnages.
Zola souhaite démontrer comment une famille, un petit groupe d’êtres, se comporte dans une société (celle du Second Empire de 1851 à 1870) et peut donner naissance à vingt individus qui semblent de prime abord dissemblables, différents et qui pourtant sont intimement liés les uns aux autres… Comment sont-ils intimement liés les uns aux autres ? Ils ont pour caractéristique le débordement des appétits. Est-ce là le triomphe d’Eros ? Pas seulement : en effet les personnages sont également travaillés par la fêlure : il y a une hérédité de la fêlure, elle se transmet depuis l’ancêtre – la tante Dide, Adélaïde Fouque ; elle poursuit son chemin en chaque être de façon imperceptible, silencieusement. Quel sens donner à la fêlure ? Est-elle cassure ? Une tare ? Elle est une défectuosité héréditaire susceptible de provoquer des troubles fonctionnels ou de diminuer la résistance de l’organisme devant diverses maladies. Est-ce là le triomphe de Thanatos (la mort) ?
Pulsion de vie contre pulsion de mort : instinct contre fêlure, instinct devant fêlure. L’instinct : il est la manière dont le corps se conserve dans un milieu favorable donné, il est vigueur, il est santé. Seulement cet instinct, cette pulsion de vie (instinctus en latin : impulsion), cette impulsion qu’un être vivant doit à sa nature, se confronte à des obstacles intérieurs (la fêlure) et extérieurs (le milieu) : la tare héréditaire se sert du milieu pour transformer la pulsion de vie en pulsion de mort. L’instinct devient alors une puissance ambiguë quand il pousse l’individu à chercher à tourner à son profit les données du milieu quitte à détruire les autres corps ; mais l’instinct peut aussi conduire l’individu à l’autodestruction quand son existence est historiquement déterminée dans un milieu défavorable : l’instinct travaillé par la tare dégénère en alcoolisme, en perversion, en maladie, en sénilité.
On peut ainsi comprendre que l’instinct qui doit permettre à l’homme de se conserver (il est l’effort de durer, conservation de soi), peut être destructeur – il est à la fois conservateur et destructeur. Tous les personnages de Zola s’efforcent de rendre possible l’épanouissement de leur instinct. Seulement lorsque cet instinct de vie rencontre la fêlure, il dégénère en instinct de mort. L’instinct de mort n’est pas l’instinct parmi d’autres, c’est la fêlure en personne (Jacques Lantier dans La Bête humaine, Gervaise dans L’Assommoir).
On ne peut pas renoncer aux instincts pour autant, car renoncer aux instincts, ce serait renoncer à la vie, renoncer à l’humanité. Comment faire alors ? Comment faire pour vivre mon instinct comme un oui à la vie ?
D’un côté, la peur, l’inquiétude devant la vie, peur qui est habité par le travail du négatif (la bête humaine est inquiétante) ; d’un autre côté, la foi, l’espérance d’une autre humanité qui s’intègre dans l’ordre du vivant. La dernière œuvre des Rougon-Macquart : Le Docteur Pascal – Zola est le docteur Pascal, ce médecin marqué par la médecine expérimentale de Claude Bernard, ce médecin qui croit dans le progrès scientifique et dans l’avènement d’une humanité meilleure. Le Docteur Pascal a un enfant (de façon posthume) avec sa nièce Clotilde Rougon : cet enfant est celui de l’espoir, il est le oui à la vie. Zola évoque l’enfant dans les dernières lignes du Docteur Pascal et parle de son « petit bras en l’air, tout droit, dressé comme un drapeau d’appel à la vie ». Ainsi, dans la dernière page des Rougon-Macquart, le "oui" finit par l’emporter, loin de la vision sombre de La Bête humaine, loin de la fêlure. L’image première dans La Fortune des Rougon disait donc vraie : la vie renaît toujours de la mort, la terre sue la vie, même dans le cimetière. Seulement il faut faire confiance dans la vie, ne pas perdre l’espoir.
Et Pascal Rougon ? Celui n’entre pas dans le « gai savoir » et reste sur le seuil de la vie. Et pourquoi ? Parce qu’il a douté de la vie ; il a en effet hésité devant cet acte de foi en la vie qu’est la procréation. Il a eu peur de mettre au monde un nouveau Rougon-Macquart marqué par la fêlure. Il a manqué de confiance, comme Moïse qui n’accède pas à la terre promise ; ainsi il meurt sans voir son enfant, sans connaître la joie de la paternité. Il a réussi à se reprendre après une crise morale, mais il a douté, et ce doute lui coûte d’entrer dans le gai savoir de la vie. Il reste un prophète qui nous encourage à croire en la vie ; voilà ce qu’il affirme après avoir traversé sa crise morale : « Je sens bien que ma sérénité est plus grande, que j’ai élargi, haussé mon cerveau, depuis que je suis respectueux de l’évolution. C’est ma passion de la vie qui triomphe, jusqu’à ne pas la chicaner sur son but, jusqu’à me confier totalement, à me perdre en elle, sans vouloir la refaire, selon ma conception du bien et du mal ».
Ne pas « vouloir la refaire selon ma conception du bien et du mal » – la vie par-delà bien et mal (il y a là une résonance nietzschéenne) ? La vie comme valeur suprême, comme valeur de toutes les valeurs. La vie : elle sait où elle va, elle n’a pas d’autre destination qu’elle-même. C’est la vie qui veut la vie, et il ne faut pas la contrarier (ni sa volonté, ni son cours) sous peine de la tarir : « corriger la nature, intervenir, la modifier et la contrarier dans son but, est-ce une besogne louable ? » s’interroge Pascal Rougon. « Je finis par croire qu’il est plus grand et plus sain de laisser l’évolution s’accomplir. » Dans son refus de soigner ou d’intervenir auprès des individus singuliers, le docteur Pascal n’exprime nullement un fatalisme (c’est la vie !) ; c’est le signe au contraire de sa profonde compréhension du travail de la vie : la vie est toute tendue dans sa volonté de perpétuation d’elle-même, dans son vouloir vivre qui est sa seule loi et son seul but.
Zola offre ainsi un hymne à la vie à travers l’amour de Clotilde, la jeune vierge, et de Pascal. De cette rencontre sort l’enfant, cette preuve manifeste que l’évolution de la vie s’accomplit. Mais la vie ? La vie se situe pour Zola par-delà bien et mal. Elle ignore – est-elle indifférente ? – le cycle infernal dans lequel la religion et la science l’emprisonne. Quel est donc ce cycle infernal ? Le péché, la rédemption, la tare et la correction. Mais la vie est indifférente au prêtre comme au médecin : elle ne connaît que le vouloir vivre ; la vie est bonne du seul fait d’être la vie ; elle est cette volonté tournée vers la conservation d’elle-même et mue par l’œuvre de vie. Ce primat du vouloir vivre se donne donc à voir dans les dernières pages du Docteur Pascal : l’enfant de Clotilde et de Pascal est acquiescement à la vie.
Que nous importe que le dernier Rougon soit taré ou exempté de la tare héréditaire ; il est l’expression, la manifestation de ce vouloir vivre. Mais ce n’est pas un vouloir vivre pour rien, absurde, aveugle ; il ne s’agit pas ici de sombrer dans le pessimisme de Schopenhauer. Ce n’est pas un vouloir vivre sans finalité, ce n’est pas un vouloir vivre qui donnerait naissance à cette conscience tragique : devoir supporter la vie comme un fardeau, comme un destin insupportable. C’est un vouloir vivre qui veut la vie, c’est un vouloir vivre qui réveille en l’homme son instinct de vie. L’enfant du docteur Pascal et de Clotilde est donc l’expression d’un oui à la vie inconditionnel et inconditionné. Et ce oui à la vie conduit l’homme à la joie d’être, à la joie d’exister. Il s’agit ainsi, à la façon de Nietzsche, de penser l’homme débarrassé de la haine de la vie et de comprendre que la vie est plus forte que la mort comme le montrent les premières pages de La Fortune des Rougon.
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