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Rithy Panh, S21, la machine de mort khmère rouge, film documentaire franco-cambodgien (2003).

Une première lecture possible du film de Rithy Panh.

 

         Ce film interroge notre rapport à la mémoire historique, et plus exactement le rapport d’un peuple à sa mémoire collective : est-il possible de constituer une mémoire d’une histoire auto-génocidaire (le peuple cambodgien entre 1975 et 1979 a programmé sa propre destruction) ? C’est un film pour faire mémoire : faire émerger les traces du passé afin de les conserver ; cela permet à un peuple de constituer une histoire dont la vocation est de nouer des liens entre le passé et l’avenir ; il s’agit de se nourrir du passé pour se donner un horizon qui interdit la reproduction des errements du passé.

            Ce film documentaire nous conduit (par l’image) dans le lycée Tuol Svay Prey (Colline des manguiers sauvages) à Phnom Penh, lycée transformé en camp par les Khmères rouges et rebaptisé Tuol Sleng (colline empoisonnée), camp dirigé par Douch (un tortionnaire).

            La mémoire peut-elle parler ? Voire peut-on la faire parler ? Y a-t-il une parole de la mémoire ? On se rend compte que la parole sur le passé se heurte à de nombreuses difficultés. Les bourreaux, eux-mêmes, demeurent conditionnés par l’idéologie communiste des khmères rouges, marqués par leurs certitudes dues à des années de discipline ; ils semblent incapables de pouvoir exprimer des paroles adéquates sur ce qu’ils ont fait. Les victimes sont atteintes de mutisme, car parler les obligent à une opération de réminiscence extrêmement douloureuse – parler n’est pas seulement faire le récit d’événements d’un point de vu extérieur ; parler est pour elles revivre la tragédie subie. Les victimes peut être atteintes d’aphasie. La parole du souvenir pour constituer une mémoire collective du génocide, apparaît ainsi comme empêchée.

            Mais le réalisateur ? Peut-on filmer l’horreur ? Peut-on donner une voie au génocide ? En réalisant un film sur le génocide, Rithy Panh prend le risque de nommer l’innommable, de dire l’indicible, à savoir : banaliser l’événement – un discours sur le génocide est-il possible ? N’est-ce pas dévaluer l’événement ? « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire » dit Wittgenstein à la fin du Tractatus. Mais Wittgenstein explique que ce qui ne se laisse pas dire, peut être indiqué ou montré. Une autre parole sous jacente, plus imprévisible, plus incidente aurait-elle son mot à dire ?

            Rithy Panh se considère comme un arpenteur de la mémoire – « je suis un arpenteur de la mémoire » déclare-t-il dans une interview accordée à la revue Cahiers du cinéma (n°587 – 2004). A la différence de Lanzmann, l’auteur de Shoah qui s’est présenté comme un topographe de la mémoire : Lanzmann a pu montrer l’existence d’un lien entre le lieu et la parole : demander à des victimes de retourner sur les lieux mêmes de la tragédie permet le surgissement presque simultané de la parole, une parole qui raconte l’événement.

          Mais Rithy Panh filme un lieu qui n’est pas un lieu de mémoire ; en effet toutes les traces des interrogatoires, des violences, des tortures et des meurtres ont disparu ; ce sont des non lieux de mémoire. Nous sommes devant un génocide sans image ; une parole testimoniale peut-elle suppléer le manque d’images ? Comment montrer quelque chose ? Il faut insister sur le silence du cinéaste : pas de commentaires en voix off, pas de confessions sollicitées : « tout mon travail documentaire repose sur l’écoute. Je ne fabrique pas l’événement. » Seulement les témoins, les victimes, les bourreaux mis en situation, parviennent difficilement à sortir de leur mutisme. Et lorsqu’ils en sortent, comment s’assurer de la sincérité de leurs paroles ?

             Nous sommes avec les témoignages de bourreaux dans les marges de la parole. L’ancien garde Poeuv ne témoigne qu’à travers des slogans qu’il a appris dans un centre de formation à l’époque des Khmères rouges (école militaire à 11 ans, gardien à 12 ans du camp S21) ; il parle une forme de novlangue ; il a été conditionné : il décrit son travail en criant, débite des paroles sur un ton dur, sans empathie – on se rend compte ainsi que la machine totalitaire veut interdire toute anamnèse : il s’agit d’anéantir les instruments de l’anéantissement ; faire en sorte que, plus tard, les bourreaux ne puissent pas parler. Les bourreaux ont vécu avec cette idée : « le parti n’arrête jamais sans erreur ». Si bien que toutes les personnes arrêtées sont nécessairement coupables de crimes contre la société. Les bourreaux ont ainsi une résistance (contre toute inhumanité) anesthésiée ; ils ont accompli des actes, de façon mécanique, au nom de la vérité du parti, à savoir interroger sans accepter de contradiction, torturer, tuer. 

            Rithy Panh a bien compris que l’on ne peut pas forcer la parole à se manifester. Et que ce dont on ne peut parler, il faut le taire ; mais ce qui ne se laisse pas dire, peut être montré ; et ce qui peut être montré ne dépend pas d’un acte volontaire, d’où l’exigence de Rithy Panh de ne jamais extorquer des aveux. Ce qui ne se laisse pas dire, se révèle parfois de façon imprévisible. Rendre possible l’expression de cet imprévisible : Rithy Panh a compris qu’il y a une mémoire du corps : il demande aux bourreaux de refaire les gestes ; il y a une mémoire du corps qui ne ment pas et qui semble plus précise que la parole ; le geste prolonge alors la parole, se fait parole : les bourreaux ont intégré dans leurs corps tant d’automatismes qu’ils témoignent bien de leur passé de bourreaux, et qu’ils révèlent l’existence d’un génocide dans ce lieu déterminé de Tuol Sleng. (Cela fait écho aux travaux Tchakhotine dans Le Viol des foules par la propagande politique : il s’appuie sur les travaux de Pavlov sur les réflexes conditionnés : « des élèves de Pavlov ont étudié la formation des réflexes conditionnés chez les enfants » en reproduisant par imitation ce que font leurs parents).

         Le film documentaire de Rithy Panh articule ainsi parole, lieu et geste pour faire sortir de l’oubli, l’horreur, l’innommable, l’indicible. Le film montre, il ne parle pas. Montrer ici : faire surgir des expressions multiples qui témoignent de l’existence du génocide. Rithy Panh ne construit pas un discours : il recrée des situations qui rendent compte de la machine totalitaire d’extermination (de l’homme par l’homme). Rithy Panh est alors un arpenteur de la mémoire, il arpente (mesure-t-il ou parcourt-il ?) les gestes, paroles et lieux qui montrent l’indicible génocide.

 



30/01/2017
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