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Questions sur "le corps" à partir des lectures d'oeuvres d’Epicure et de Tolstoï.

 

 1) Tout n’est-il que corps ? (Epicure, Lettre à Hérodote.)

         Le « tout » demeure pour l’être humain comme un rêve. Quel est donc ce « tout » ? Est-ce ce qui structure l’ensemble de l’univers et de toute réalité ? Le « tout » est imperceptible, impalpable ; et l’être humain est contraint d’user de son imagination, d’élaborer des hypothèses, de rêver parfois pour parler du tout. Dans cette perspective, il y a une prétention à pouvoir affirmer que le tout est quelque chose, comme par exemple qu’il est « corps », et qu’il n’est que corps. Cette représentation du tout apparaît de plus réductrice : le tout est matériel, sinon l’on entend par corps ce qui constitue la matérialité d’un être. Ainsi si le « tout » est corps, autant affirmer que l’univers, les mondes, les vivants, les êtres humains, leur intelligence et leur esprit sont matériels ; dans cette vision matérialiste du « tout », il faut comprendre que toute réalité procède de la matière qui, par des hasards surprenants, rend possible des rencontres d’atomes pour former des mondes et des êtres. Il n’est plus question de faire intervenir une quelconque transcendance divine pour expliquer le développement de la matière qui est le « tout ». Epicure n’a-t-il pas fait ce rêve dans la Lettre qu’il adresse à Hérodote ? Pour penser le « tout », il lui faut faire des conjectures, car le « tout » échappe aux sensations, seuls moyens pour l’être humain d’entrer en relation de connaissance avec ce qui est. Mais les sensations n’expriment des corps que ce que l’on perçoit directement ; le « tout » ne se perçoit pas, les atomes, dont sont faits les corps composés, ne se voient pas. Le recours aux hypothèses s’avère dès lors nécessaire : « car que les corps soient, c’est ce qu’atteste en toute occasion la sensation même, qu’il est nécessaire de suivre pour conjecturer, avec l’aide du raisonnement, l’inévident (adèlon en grec que l’on peut traduire aussi par invisible) ». Ainsi le concept d’atomes (qui sont invisibles) n’intervient qu’après avoir fait l’expérience des corps ; Epicure procède par inférence – il tire une conclusion ou une conséquence à partir d'un fait – à partir des corps perceptibles pour établir l’existence des corps en général, puis celle des principes indivisibles et invisibles qui assurent la pérennité de l’être. En poursuivant ainsi la chaîne du raisonnement, Epicure fait l’hypothèse (continue-t-il de rêver ?) de l’existence du vide (autre inévident) : en effet, sans le vide « les corps n’auraient pas d’endroit où être ni à travers quoi se mouvoir, comme manifestement ils se meuvent ». Ainsi Epicure découvre par raisonnement que le « tout » n’est pas que corps, il est aussi vide. Tout n’est donc pas que corps.

 

 

2) Y a-t-il une solitude du corps ? (Tolstoï, La Mort d'Ivan Ilitch.)

« Seul, tout seul, face au mur la plupart du temps, il souffrait les mêmes insolubles angoisses et méditait la même pensée sans issue » La Mort d’Ivan Ilitch, chapitre X.

 

           

      La solitude est une expérience existentielle parfois souhaitée, parfois subie. Elle peut être vécue, suivant l’un des sens du latin solitudo, comme un sentiment d’abandon, avec l’impression angoissante d’être sans protection. Tolstoï dans sa nouvelle La Mort d’Ivan Ilitch, met en scène l’histoire d’un conseiller à la Cour d’Appel Ivan Ilitch Golovine qui connaît une longue agonie – état transitoire correspondant aux derniers instants de la vie et qui peut prendre l'apparence d'une lutte contre la mort lorsqu'il s'accompagne d'une agitation convulsive ou de réactions psychologiques telles que la peur. Sans que l’on comprenne pourquoi, Ivan Ilitch devient malade : « (il) se plaignait d’une saveur désagréable dans la bouche et d’une impression de gêne dans le ventre, du côté gauche, mais cela ne pouvait passer pour une maladie » (Chapitre IV) ; quelques temps plus tôt, il a été victime d’une chute d’escabeau qui a produit une douleur très vive sur son flanc (chapitre III). Ivan Ilitch ne le comprend pas immédiatement, mais sa machine corporelle est en train de céder. Tolstoï produit une phénoménologie du corps malade, à savoir il décrit la dégénérescence du corps, jamais en suivant un point de vue médical et objectif, mais en partant des impressions vécues d’Ivan Ilitch ; Tolstoï nous fait ainsi entrer dans le corps subjectif. Et dans cette faillite du corps qui conduit le héros vers la mort, Ivan Ilitch ne cesse pas d’approfondir un sentiment de solitude. Il y a ainsi une solitude du corps, celle du corps machine : aucun médecin ne parvient à identifier les raisons de la maladie, n’offre un diagnostic précis ; chaque médecin donne le sentiment de jouer un jeu, celui du docte savant ; en réalité chaque médecin révèle son ignorance et abandonne le corps d’Ivan Ilitch à sa corruption. Cette solitude physique se transforme peu à peu en solitude psychologique : Ivan Ilitch s’enferme sur lui-même ; personne ne comprend les douleurs de son corps, personne de son entourage ne participe à l’histoire de sa maladie. N’est-il pas devenu un gêneur pour ceux qui entendent profiter des plaisirs de l’existence ? Le contraste entre les corps bien portants de son épouse et de sa fille et son corps agonisant est saisissant : « Son corps jeune (celui de sa fille), ce corps qui faisait tellement souffrir Ivan Ilitch, elle l’exposait insolemment. Saine, forte et vigoureuse, amoureuse, sans aucun doute, elle en voulait à la maladie, la souffrance, à la mort, qui faisaient obstacle à son bonheur. » Le corps d’Ivan Ilitch ne fait plus partie de la communauté des biens portants : il doit être caché pour ne pas faire d’ombre au plaisir d’être des corps sains. Ivan Ilitch est donc condamné à cette solitude psychologique : personne ne s’intéresse à son mal être ; ce sentiment d’isolement donne lieu à un autre sentiment : celui d’être abandonné par sa propre famille ; il éprouve alors une solitude morale : il n’est plus digne, en raison des défaillances de son corps, de faire partie de l’humanité ; il n’est plus respecté dans son être : « Il pleurait sur son impuissance, son affreuse solitude, la cruauté des hommes… » (chapitre IX). Le corps souffrant est donc la raison d’être de ces diverses solitudes ; lorsque le corps manifeste sa présence à l’être humain, c’est pour lui faire prendre conscience qu’il n’est qu’un être mortel, et que devant la mort il se retrouve isolé, sans protection : personne ne peut mourir pour lui. Certes le domestique Guérassime vient parfois combler le vide entre les corps, l’aidant à supporter la souffrance. Mais devant la mort, Ilitch est seul, et l’énergie corporelle que Guérassime a cherché à lui communiquer ne peut plus rien. En définitive, Ivan Ilitch fait l’expérience ultime de la solitude métaphysique ; il blasphème contre Dieu, contre ce qu’il appelle la cruauté de Dieu : « Pourquoi as-tu fait cela ? … Pourquoi m’avoir envoyé ici ? … Pourquoi me tourmenter ? » (chapitre IX) ; il éprouve par son corps souffrant un sentiment de déréliction. Et dans un ultime souffle, il s’abandonne à la mort, solitairement, en étirant ses membres… Ultime jeu du corps qui semble avoir le dernier mot.

 

 

 



08/10/2017
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