Peut-on vivre sans mémoire ?
Introduction
Funès, le héros de l’une des Fictions de Borges, « Funes ou la mémoire », ne supporte plus de vivre avec sa mémoire ; elle est omniprésente, sous une forme eidétique, en contraignant notamment Funes à retenir une quantité de détails pour un même fait ; elle tyrannise tant Funès qu’il la compare à un tas d’ordures. Et il ne rêve que d’une chose : ne plus être encombré par sa mémoire, pouvoir s’en débarrasser.
Seulement ce rêve est-il possible ? Autrement dit peut-on vivre sans mémoire ? Cette question nous surprend par sa dimension radicale ; en effet « vivre sans » exprime une expérience négative : c’est être privé de mémoire, c’est ne plus disposer de mémoire. Dans le cas de Funès, cela désignerait une ablation volontaire : évacuer la mémoire de soi. Ce geste est donc radical, car il manifeste une négation de la mémoire, un refus d’elle ; et notre surprise vient du fait qu’il nous semble impossible de vivre sans mémoire : la mémoire est ce qui donne à l’être humain le sens d’une continuité existentielle, lui permettant de relier ce qu’il a été à ce qu’il devient ; si bien qu’être privé de mémoire, ce serait comme pour un organisme de vivre sans un cœur ou sans poumon. L’impossibilité est donc de fait : une vie sans mémoire est irréaliste, irréalisable. Nous pouvons ainsi avoir un sentiment étrange : la question proposée n’est-elle pas absurde ?
En même temps, nous pouvons entendre le cri de l’être humain qui souffre des excès de mémoire. Le fardeau d’un héritage génétique, le poids des remords et des regrets, les impératifs des mémoires sociales qui nous imposent tant de normes, peuvent expliquer le désir d’affranchissement de la part de l’homme à l’égard de sa mémoire. N’y aurait-il pas là un désir légitime, celui de s’affranchir des pesanteurs de la mémoire pour être enfin libre et pour connaître une vie équilibrée ? Il y aurait dès lors une possibilité de droit : au nom d’une vie éthique qui vise l’équilibre de l’être humain, ce dernier aurait le droit de revendiquer une vie dans laquelle la mémoire serait absente. Cependant ce cri se heurterait à cette idée fondamentale : la mémoire est consubstantielle à l’être vivant, si bien que se débarrasser de la mémoire, ce serait se débarrasser de la vie ? Nous voyons ainsi apparaître une contradiction, semble-t-il, insurmontable entre l’impossibilité de fait et la possibilité de droit. Cette contradiction place l’être humain dans une situation contradictoire : l'homme voudrait rejeter la mémoire pour mieux vivre, tout en supprimant de soi ce qui fait la vie, à savoir la mémoire elle-même. En protestant contre sa mémoire l’être humain ne risque-t-il pas la mort ?
Nous sommes donc devant une impasse. Ne faut-il pas renoncer au désir violent et mortifère, celui de vivre sans la mémoire ? Funès n’est-il pas un mauvais guide ? Imaginons dès lors trois temps de réflexion pour voir s’il nous est possible de sortir de l’impasse : en quoi le rêve de ne plus subir sa mémoire est-il irréaliste (I) ? En quoi protester contre sa mémoire serait-il mortifère (II) ? Sommes-nous alors condamnés à supporter la mémoire (III) ?
Plan :
I. Le rêve de ne plus subir sa mémoire n’est-il pas irréaliste ?
a) L’emprise de la mémoire.
b) Un rêve contradictoire.
c) Vivre sans mémoire, c’est être démuni.
II. Protester contre la mémoire
a) Un trop plein de mémoire.
b) Une protestation impossible ?
c) Une protestation mortifère.
III. Sommes-nous condamnés à supporter la mémoire ?
a) N’est-ce pas interdit que de renoncer à la mémoire ?
b) Renouveler la vie de la pensée ?
c) Redécouvrir la mémoire du soi.
Conclusion
Nous avons découvert, au cours de cette réflexion, une mémoire fondamentale, une mémoire ontologique qui est la mémoire du soi : le soi, source de l’identité profonde de l’être humain, garde en lui le désir d’être, le désir d’exister. Et cette mémoire fondamentale que l’être humain oublie dans son monde quotidien, suppose de suspendre quelques temps les mémoires envahissantes que lui impose son environnement.
Par conséquent vivre sans mémoire ne met pas toujours l’homme en contradiction avec lui-même, et ne lui fait pas nécessairement courir le risque de mourir, à la condition que cette vie sans mémoire reste momentanée. Nous avons donc surmontés notre impasse, tout en concédant que la mémoire fait la vie de l'homme. L'important est de considérer que la mémoire ne se détermine pas ontologiquement comme un fardeau.
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