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L'ironie de la mémoire

Dialogues pour surmonter les ignorances ?

 "On a en effet nécessairement, à supposer que l'on soit une personne, la philosophie de sa personne", Nietzsche, Le Gai savoir.     

   

   Alexane, Clémentine et Nathan marchent dans la campagne ; leur chemin longe un cours d’eau abrité du soleil par quelques saules pleureurs majestueux ; sur le bord du chemin, les arbres fruitiers sont en fleurs. Nos trois jeunes gens marchent d’un pas assuré ; ils apprécient cette nature printanière. Ils devisent joyeusement sur la mémoire. Alexane aime l’inscrire dans la durée : la mémoire s’élabore dans le temps, s’enrichit d’expériences multiples dont elle fait l’histoire ; elle semble privilégier la mémoire épisodique. Clémentine sent la mémoire à travers les émotions de son être ; la mémoire ne se parcourt pas, elle se vit intensément : la mémoire est d’abord sensorielle, car elle assure la continuité entre les sensations ; elle doit rendre service et être efficace. Nathan voit la mémoire : il l’installe dans des lieux pour mieux l’arpenter du regard ; la mémoire est de l’espace qui enregistre des connaissances ; elle est principalement sémantique, à savoir riche de connaissances dont il faut pouvoir faire le tour facilement. Ce sont ainsi trois tempéraments différents qui confrontent leurs idées sur la mémoire : Alexane, la fille du temps, aime la mémoire pour se rappeler du temps passé, et éprouve parfois de la nostalgie. Clémentine, la fille du mouvement, aime la mémoire dans ses évolutions et métamorphoses ; les attitudes de Mnémosyne qui se venge de ceux qui l’accablent, lui plaisent particulièrement ; elle est d’esprit joyeux : la mémoire doit faire rire. Nathan, le fils de l’espace, aime la mémoire comme espace que l’on peut contempler ; son rapport à la mémoire est flegmatique, apaisé ; il regarde d’un œil tranquille cette mémoire qui lui fait face.

 

A - Je crains toujours de perdre la mémoire ; celle-ci n’est pas infaillible. Je suis un être de rétention qui a besoin de conserver les choses et de m’enrichir de mes expériences. C’est ce qui donne sens à ce que je suis. Conscience signifie mémoire.

C - Je ne suis l’être de nulle rétention, et me présente comme excellente dans l’oubli. Il faut se libérer des pesanteurs du passé ; quelques insouciances ne sont pas négatives. La mémoire n’est qu’un instrument – souvent faible – pour accompagner le travail de la pensée.

N - Et si la mémoire se jouait de nous ? Elle n’est pas solitaire, cette mémoire ! Regardez devant vous : je vois, non pas une mémoire, mais des mémoires, la mienne, celle de mes proches, celle de la collectivité. Et ce qui m’intéresse est de comprendre comment elles s’articulent les unes aux autres.

A - Mais la mémoire n’est pas un jeu ; elle est une affaire sérieuse.

C - A force d’être trop sérieuse, elle risque de ressembler à un vieux grenier plein de poussières.

A - A force d’être trop joyeuse, la cire de ta mémoire risque de s’amollir (comme Les Montres molles de Dali) et de perdre toute trace.

N - C’est une chose impossible, car la mémoire travaille en nous, malgré nous ; elle est comme un pigeonnier aux voix multiples, et qui résonnent parfois joyeusement, parfois douloureusement.

C - Ah ! Nathan, la voix de la sagesse tranquille !

N - Ah ! Clémentine, la voix du rire et de l’oubli !

A - Mais que dire de la mémoire ? Pourquoi la mémoire se jouerait-elle de nous ?

C - Ah ! Alexane, la voix fidèle à l’ordre et à la succession ! Ne pas être en défaut avec les engagements du passé. Pour toi, la mémoire n’est pas un jeu ou une expérience spontanée, naïve, voire improvisée. Elle est préparée, construite, ordonnée. Finalement la mémoire est, pour toi, sans ironie.

A - Sans ironie ?

N - « Excellente remarque Clémentine » pour parler comme Maître Payns. La mémoire n’est-elle pas sans ironie ?

 

♠   ♣   ♥   ♦

 

A - Mais l’ironie est une moquerie terrible ; elle consiste à ridiculiser le point de vue de l’autre, comme s’il n’était pas à la hauteur d’une parole attendue. L’ironiste dit alors le contraire de ce qu’il pense, en laissant bien entendre qu’il ne pense pas ce qu’il dit ; il veut montrer que l’autre s’est égaré dans l’appréciation d’une situation ou dans la réalisation d’une action.

C - Vois-tu l’ironie comme une humiliation ?

A - Tout au moins une insolence, un geste d’irrespect. S’il y a donc une ironie de la mémoire…

N - Qui serait le sujet de l’ironie ? 

A - Admettons qu’il y a une mise en question de la mémoire par quelques individus.

N - Et alors ?

A - Nous pourrions imaginer un être humain vindicatif contre la mémoire, la bafouant, la critiquant pour ses insuffisances ou ses trop-pleins. Il en deviendrait moqueur : « ah ! Quelle mémoire ! » N’est-ce pas cette forme de moquerie que pratiquent ceux qui contestent les mémoires historiques douloureuses ?

N - Veux-tu parler des négationnistes ?

C - Tous ces affreux qui nient les génocides ?

A - Absolument. La négation de la Shoah est définie par Vidal-Naquet, dans Les Assassins de la mémoire, comme « dans notre société de représentation et de spectacle, une tentative d’extermination sur le papier qui relaie l’extermination réelle ». Il est donc bien possible de prendre pour cible de moquerie la mémoire ; elle devient l’objet de sarcasme ; l’ironie apparaît aussi corrosive que le vitriol, car il s’agit bel et bien pour ces assassins de la mémoire de ridiculiser la mémoire de la Shoah en la niant.

N - Mais sous quelle forme ?

A - Vidal-Naquet prend l’exemple d’une secte de « l’ultra gauche révolutionnaire », La Vieille Taupe, qui à la fin des années soixante-dix, a produit un discours pour nier l’existence des camps d’extermination nazis. Cette secte se moque des personnes rescapées d’Auschwitz, déroulant ainsi un sarcasme terrible : comment peut-on parler de camps d’extermination, puisqu’il y a des rescapés ? Vidal-Naquet les cite : « Chaque "miraculé" est la preuve que ce qu’il raconte de l’extermination est une salade ». Le terme même de « salade » est familier, comme pour accentuer le ridicule de ce qui est dénoncé, à savoir la mémoire de la Shoah.

N - Ce sont des paroles nauséabondes, insupportables

A - L’ironie a-t-elle encore sa place ?

 

 

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C- Mais l’ironie ne se réduit pas aux seuls sarcasmes ; elle est avant tout un jeu. Pourquoi rendre tragique l’ironie ?  Pourquoi imaginer qu’elle n’interviendrait que pour nier et salir la mémoire. Ne donne-t-elle pas lieu à une activité réjouissante ? Et inversons même la perspective : et si la mémoire devenait le sujet de l’ironie ? La mémoire elle-même joue, se joue de nous ; n’est-elle pas la plus forte ?

A - N’y a-t-il pas alors risque de manipulation ?

C - C’est possible ! Pour autant l’ironie spiritualise ; elle intervient pour régénérer, pour que l’être humain ne reste pas prisonnier et englué dans de fausses croyances.

A - Mais comment la mémoire ironise-t-elle ?

C - En sollicitant l’oubli. L’oubli n’est-il pas l’ironie de la mémoire ? 

A - En quel sens ?

C - On oppose de façon simplificatrice l’oubli et la mémoire, comme si l’oubli n’avait comme finalité que d’abolir la mémoire.

N - L’oubli serait-il la partie honteuse de la mémoire ?

C - C’est une question que nous adresse Nietzsche dans La Généalogie de la morale : l’oubli est vu comme un raté intellectuel ; il viendrait jeter une ombre terrible sur l’orgueil intellectuel de l’être humain. 

A - N’en est-il rien ?

C - « Il est divin l’art d’oublier ! » écrit Nietzsche dans les Fragments posthumes (FP 20 (46) été 1888) [1]. L’oubli est une faculté positive d’inhibition, de digestion.

A - Seulement comment la mémoire intervient-elle ?

C - La mémoire aime être remise à sa place ; elle pérore parfois, elle se croit comme la reine des facultés – Mnémosyne n’est-elle pas fière de ses pouvoirs ? Sauf qu’à force de jouer les gros bras, elle s’encombre de tant de détails et de souvenirs épuisants.

A - Avoir plus de souvenirs que si nous avions mille ans. 

C - La mémoire sollicite l’être humain pour qu’il la remette à sa place. Si Montaigne, dans ses Essais, la maltraite autant…

N – En effet, ne s’empire-t-elle cruellement pas tous les jours et n’est-elle pas « monstrueuse en défaillance » comme Montaigne l’écrit dans l’Essai « Des menteurs » (I, 9) ?

C - Si Montaigne la maltraite donc autant, c’est pour qu’elle ne se développe pas en excès au détriment des autres facultés. Il la maltraite en apparence, car il aime sa mémoire, et sa mémoire le lui rend bien. Car si Montaigne se dit « excellent en l’oubliance », c’est comme une provocation adressée à sa propre mémoire qui est riche de connaissances des Humanités – combien de citations grecques et latines parsèment ses Essais ? Grâce à l’oubli, il entretient sa mémoire, la régénère, la réactive ; et sa mémoire est heureuse de cet irrespect, puisqu’elle en sort grandit. N’y a-t-il donc pas un jeu ironique entre l’oubli et la mémoire, par lequel l’oubli remet la mémoire à sa place pour qu’elle renaisse de ses cendres tel le phénix ?

N - Belle démonstration !

A - Certes, mais tu prêtes à la mémoire, Clémentine, des intentions qu’elle n’a peut-être pas. N’est-ce pas l’être humain qui pratique lui-même, par l’oubli, cette ironie qui déstabilise ?

C - C’est possible Alexane. Admets cependant que l’ironie n’a qu’une vocation destructrice et qu’il est bon de remettre la mémoire à sa place à côté des autres facultés intellectuelles. Il ne s’agit pas qu’à travailler à remplir sa mémoire.

 

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A - Je le reconnais. Tu as ouvert des perspectives intéressantes, Clémentine. Il me semble cependant qu’il nous faut encore approfondir la signification de l’ironie.

N - Et pourquoi ne pas imaginer l’ironie en son sens étymologique grec ?

A - Eironeia ?

N - Oui, l’art d’interroger en feignant l’ignorance. Ne pas être dupe de sa mémoire, ne pas la penser comme souveraine ; elle a aussi ses failles. En d’autres termes ne pas lui faire une confiance aveugle.

A - L’ironie socratique, en somme. Elle est une ironie « interrogeante » qui désagrège par ces questions les discours convenus, les préjugés.

C - Mais n’est-ce pas déjà le cas avec Montaigne ?

A - Nous prolongeons son analyse.

N - Désormais, il convient de mettre en évidence combien toute mémoire est nécessairement une mémoire partagée. Je considère, en suivant Ricœur dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli, que les mémoires peuvent entrer en conflit si elles ne sont pas mises en dialogue les unes avec les autres. Il y a toujours des mémoires arrogantes qui veulent en imposer aux autres. Dans quelle mesure les mémoires historiques officielles n’imposent-elles une représentation du passé qui heurtent d’autres mémoires collectives ou individuelles ?

C - D’autant plus que ces mémoires historiques figent le passé dans des représentations idéologiques qui n’admettent guère de protestations.

A - Mais qui pratique alors l’ironie ?

N - Il faudrait imaginer que chaque individu accepte d’interroger les présupposés de sa mémoire, faire comme si lui-même, il ne savait ce qu’il en ait de ses souvenirs – une sorte d’ignorance savamment orchestrée pour régénérer sa propre mémoire.  

A - Une ironie solitaire ?

C - Non, l’expérience est impossible. L’homme solitaire perd peu à peu sa mémoire. 

N - Il est alors nécessaire de mettre en dialogue sa propre mémoire avec la mémoire des autres. Seulement cet autre n’est pas un être éloigné, abstrait comme une mémoire collective. Non ! C’est la figure du proche qui s’impose comme l’explique Ricœur ; le proche est le parent ou l’ami qui rassure et qui surtout vient attester de la faillibilité de nos souvenirs ; le proche également complète nos souvenirs et aide à faire le lien avec les mémoires plus grandes que sont les mémoires collectives. 

A - Je comprends mieux les choses ainsi, Nathan. Il s’agit donc d’interroger notre rapport à la mémoire, d’en assurer une fiabilité relative, par le dialogue entre les mémoires.

N - Tu as raison, Alexane, d’insister sur le caractère relatif de cette fiabilité, car la mémoire est constamment en construction et en négociation avec elle-même par la médiation des autres mémoires.

A - En d’autres termes l’ironie est la vivacité même de la mémoire ; elle en est sa catharsis

C - Ne crains plus alors, Alexane, de perdre la mémoire ; si tu la perds ou la contestes, c’est pour mieux la retrouver. 

A - Cela reste une perte relative qui n’est pas due à une dégénérescence, malgré tout.

C - En effet. C’est comme un jeu, avec des pertes et des gains, des mises qui rapportent, des risques calculés.

N - L’ironie de la mémoire n’est donc plus une vaine expression qui bafoue la mémoire. Nous cheminons vers plus de clairvoyance, nous sortons de l'ombre. Voyez l’astre solaire qui éclaire notre chemin. 

 

 



[1] « Le poids qui t’alourdit, jette-le ! / Homme oublie ! Homme oublie ! / Il est divin, l’art d’oublier ! »



18/02/2019
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