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D'où vient le désir ?

Mise en scène possible 

Scène 1

Hugo et Charlotte se tiennent dans un salon style empire ; ils sont confortablement installés dans des fauteuils verts. Sur une jolie table en acajou, entre chaque fauteuil, il y a deux tasses et une jolie théière en porcelaine. Plusieurs portes latérales indiquent la présence d’autres pièces ; l’une d’entre elle est entrouverte. Sur la droite, une immense armoire normande. Deux commodes et une cheminée donnent à la pièce un air impérial.  De grandes baies vitrées donnent sur un jardin. Le crépuscule du soir n’est pas loin.

 

Hugo - Mais d’où viennent donc nos désirs ?

Charlotte - Pourquoi me poses-tu cette question ?

Hugo - Je suis toujours surpris de sentir en moi des appétits qui me poussent, malgré moi, à vouloir des satisfactions.

Charlotte - Ce que tu décris ressemble à des pulsions ; ce sont comme des forces physiologiques qui poussent dans ton organisme, et qui cherchent une issue pour ne pas le mettre en péril. C’est le principe de l’homéostasie : permettre à ton organisme de préserver son équilibre.

Hugo - Possiblement. Mais d’où viennent-elles ?

Charlotte - L’origine peut être physiologique. Tu es un organisme vivant, une réalité matérielle composée d’énergie électrique ; et ton être accumule une quantité importante de charges électriques. Puis comme la tension devient insupportable, ton organisme doit expulser cette tension. Cela te donne un sentiment de plaisir – Ne te réjouis pas trop vite cependant, car c'est plus un soulagement qu'un plaisir.

Hugo - Ne suis-je alors qu’une machine ?

Charlotte - En tout cas, tu es un organisme vivant, soumis à des lois naturelles ; et ton organisme a besoin d’assimiler et d’évacuer pour vivre ; et tes appétits sont le fruit de ta vie organique.

Hugo - De telle sorte que nous ne décidons pas de nos désirs.

Charlotte - Il semblerait que non. Mais au moins tu en connais la source : les désirs sont causés par l’activité électrique de la matière.

Hugo - Chaque désir aurait donc une origine naturelle. Mais suivant cette perspective, nous ne sommes pas réellement libres de désirer. Si nous ne sommes pas la cause même de nos désirs, autant dire que le désir est une impulsion physiologique qui nous détermine. N’aurai-je donc aucun contrôle sur mes désirs ?

 

Scène 2

Entrent Valentine et Antoine qui se tenaient dans une pièce contiguë.

 

Valentine - Je proteste contre cette vision matérialiste.

Charlotte - Oh ! Mais que fais-tu là Valentine ?

Valentine - Je travaillais dans la pièce d’à côté, et j’ai suivi votre échange.

Charlotte - Et alors ?

Valentine – Je proteste donc : Nous sommes certes des organismes vivants, mais nous avons aussi des sentiments, des représentations, des idées. Ne jouent-ils pas un rôle dans la naissance de nos désirs ?

Antoine - Et j’ajoute…

Hugo - Tu es là aussi Antoine ?

Antoine - En effet. Vous oubliez que nous sommes également des animaux politiques, déterminés par notre environnement culturel. N’y a-t-il pas là une autre source de nos désirs que celle physiologique ?

Hugo –Prenez donc ces fauteuils afin d’être un peu mieux pour disputer entre nous.

Antoine - Volontiers.

Charlotte - Mais que reproches-tu, Valentine, à cette vision matérialiste ?

Valentine - Le manque d’esprit. Quand je désire, je ne suis pas seulement un organisme en quête de satisfaction. Je spiritualise mon désir : je découvre une chose désirable à mes yeux, je suis saisi d’admiration devant un être qui devient alors un être désiré ; mon imagination s’en empare pour opérer une cristallisation : j’embellis l’être désiré, je le pare de mille perfections. Je lui attribue des qualités physiques, morales, intellectuelles. Ne suis-je point « l’auteur » de mon désir ?

Charlotte - Belle illusion ! Tu désires malgré toi ? Quoique tu fasses, ton être est une force désirante ; c’est la vie elle-même qui est désir, désir de se protéger, désir de se reproduire ; tes besoins eux-mêmes sont le fruit d’une volonté de vie qui te dépasse… Alors, même quand tu « spiritualises » comme tu le dis, ce sont des forces vitales et physiologiques qui te traversent… A la limite, comme tu interprètes un rôle, on peut te considérer comme une actrice des désirs, mais non point l’autrice…

Valentine - Si bien que l’être humain n’est jamais la source de ses désirs ?

Charlotte - Pour moi, non ! La chose est dite. L’être humain est toujours précédé par ses désirs ; il n’en est pas l’auteur. Regarde Laurent et Thérèse dans le roman de Zola, Thérèse Raquin

Valentine - Oui ?

Charlotte - Ce sont deux tempéraments – leur désir a-t-il seulement une âme ? Le tempérament nerveux de Thérèse est attiré par le tempérament sanguin de Laurent… Malgré elle, malgré les conventions sociales, malgré l’interdit de l’adultère et du meurtre. Le désir est nécessairement plus fort que soi. Si bien que le désir surgit de la vie elle-même ; la vie en est la source toujours renouvelée ; dès que l’homme vit, il désire.

Hugo - En définitive Charlotte, tu considères que le désir est le fatum de l’être humain ; le désir a sa source dans la vie elle-même.

Valentine - Ce qui revient à dire que l’homme n’est pas libre de ne pas désirer, qu’il ne se choisit pas comme désirant – qu’en est-il dès lors de notre responsabilité devant nos désirs ?

Charlotte - Liberté, responsabilité ? Ah ! Les grands mots… Les grands maux plutôt ! Mais laissez faire la nature, consentez à vos désirs. Et surtout, cessez de perdre votre temps à vouloir trouver une hypothétique origine du désir dans les petites volontés humaines. Finalement, cette question : « D’où vient le désir ? » pue la vanité humaine. D’où vient le désir ? Comme si l’être humain était capable d’assigner une origine au désir, un lieu source, un temps primordial – la Genèse nous le laisse croire, mais le serpent, incarnation du désir, surgit dont on ne sait où.

 

Scène 3

Antoine se lève, marche vers les baies vitrées, puis revient vers ses amis.

 

Antoine – Charlotte, tu oublies, me semble-t-il la nécessaire interaction entre les vivants, et entre les hommes, pour expliquer l’apparition du désir. Seul, l’être humain a-t-il des désirs ?

Hugo – En effet, dans l’état de nature de Rousseau, l’homme naturel vit au gré de ses instincts…

Charlotte – N’y a-t-il pas là déjà désir de vie ?

Antoine – Ou alors considérons que l’homme prend conscience qu’il est désir dans la confrontation avec les autres. Il est peut-être une force instinctive qui vise à se protéger, à croître, qui cherche le plaisir et fuit la douleur… Il n’en reste pas moins vrai qu’il prend conscience – et sans doute en main – de cette force désirante à partir de sa rivalité avec autrui…

Valentine - Il spiritualise donc son désir. N’avais-je pas raison ?

Hugo – J’ai compris. Tu estimes, Antoine, que le désir est par essence mimétique, qu’il est le fruit d’une confrontation entre deux êtres – le désir a-t-il une dimension agonistique ?

Antoine - Le désir ne naît pas de l’amour de la vie ; ce n’est pas par amour que nous désirons. D’où vient donc le désir ? Des situations de rivalité…

Hugo - A savoir ?

Antoine - Si l’homme désire, c’est en raison de la présence de l’autre. Sans autrui, ne suis-je pas incapable de désirer ? Le désir est toujours désir de l’autre ; par le désir, je désire l’objet du désir d’autrui, je le désire que parce qu’il est l’objet de son désir. L’objet ne devient désirable que par le désir de l’autre – si bien que je désire le désir de l’autre. C’est en ce sens que le désir est mimétique, comme l’explique René Girard dans Mensonge romantique et vérité romanesque : il est imitation du désir de l’autre.

Hugo - Peux-tu illustrer ?

Antoine - Oui. Qui est donc cet autre ? Il est comme un médiateur ou un modèle dont l’homme désirant se nourrit. C’est alors qu’un désir triangulaire se forme : un homme désirant (A) désire tel objet (B) parce qu’il est possédé par Autrui (C) – et l’on peut ainsi comprendre qu’il n’y a pas de ligne droite entre l’homme désirant (A) et l’objet désiré (B). Dans les premières pages de Mensonge romantique et vérité romanesque, Girard étudie Le Rouge et le Noir de Stendhal ; et il explique pourquoi M. de Rênal, le maire de Verrières « désire faire de Julien Sorel le précepteur de ses deux fils » ; « son désir n’est pas spontané » explique Girard : en effet, Valenod, « l’homme le plus riche et le plus influent, après M. de Rênal lui-même », ne désire-t-il pas aussi engager Julien ? En tout cas, au cours de négociations, que M. de Rênal avec le père de Julien Sorel, ce dernier « invente une réponse géniale : « Nous trouverons mieux ailleurs. » ». M. de Rênal imagine alors que Valenod est son concurrent direct en matière de désir : et le désir de M. de Rênal de posséder Julien, même au prix fort, prend alors consistance. Par vanité, M. de Rênal veut s’imposer et en imposer à Valenod.

Hugo - Je comprends : le désir naît du désir de l’autre, d’une situation de concurrence ou de rivalité : il s’agit de faire aussi bien que l’autre ou mieux que l’autre en définitive.

Valentine - Et le désir ne se limite pas ainsi à une seule source naturelle. Le travail de la conscience est ainsi nécessaire pour lui donner corps et signification.

Charlotte - Ce ne sont là que des illusions métaphysiques. En réalité…

 

 

Scène 4

Yassé sort brusquement d’une pièce adjacente.

 

Yassé - Non, non, non, cela n’est pas satisfaisant.

Valentine - Oh ! Tu nous as fait peur Yassé.

Antoine - Que se passe-t-il ?

Yassé – Je ne suis pas en accord avec l’idée que la naissance du désir nous échappe…

Valentine – Tu as raison.

Charlotte – Tu nous écoutais donc…

Yassé – Malgré moi. Je lisais L’Etre et le néant de Sartre, sur les recommandations de Maître Payns, et vos échanges ont perturbé ma lecture. 

Hugo – Qu’est-ce qui te dérange dans nos propos ?

Yassé – Vous proposez des lectures réductrices quant à la cause du désir ; vous imaginez que celle-ci échappe au sujet désirant, soit en en faisant une force naturelle endogène, soit en imaginant que le désir ne naît que de situations de rivalité entre les hommes.

Antoine - Mais n’est-ce pas une lecture réaliste ?

Yassé - Je la trouve insuffisante. Il faut la compléter par une lecture ontologique. Qu’est-ce qui fait que l’être humain désire ? N’y a-t-il pas une quête plus fondamentale due à une situation initiale de manque, d’absence, de néant ? S’il y a désir, c’est parce qu’il y a manque…

Valentine - Quel manque ?

Yassé - Il me semble que l’être humain n’a pas d’essence, il ne coïncide pas avec lui-même, notamment parce qu’il n’est pas à l’origine de son être. Il n’a pas décidé de naître à tel moment, de telle façon. L’homme, à la source, n’est rien…

Valentine - Oui, il existe, il a donc à être ; son être est devant lui… En ce sens, il est désir d’être.

Yassé - Je te retrouve, Valentine. L’être humain est un être de possibilités, qui projette devant lui son être – l’existence précède l’essence. Comme existant, il est toujours en quête de son être : c’est la source ontologique du désir. Le désir provient de ce manque ontologique initial que l’homme cherche, tout au long de l’existence, à combler, pour coïncider avec son être…

Charlotte - Désir d’être certes, mais désir inutile…

Yassé - En effet, l’homme est une passion inutile comme l’affirme Sartre à la fin de l’Etre et le néant. C’est à la fois la dimension tragique de son existence, et en même temps ce qui rend possible son engagement.

Hugo - Mais cela remet-il en cause les dires de Charlotte et d’Antoine ?

Yassé - Charlotte nous parlait davantage de pulsion, voire de besoin que de désir en un sens existentiel ; quant à Antoine, sa lecture politique, fondée sur celle de Girard, ignore cette dimension ontologique.

Charlotte - Ta lecture du désir est trop anthropologique, et pas suffisamment matérialiste selon moi.

Valentine - Sauf que la lecture de Sartre permet de se réapproprier le désir : la source du désir relève de notre liberté d’être ; nous prenons la responsabilité de nous projeter dans le monde de telle et telle façon pour surmonter notre manque d’être. D’où vient le désir ? De notre liberté d’être… ce qui est vertigineux et source d’angoisse, car cela revient à dire que nous avons à répondre de nos actes et de nos engagements – cela relève de notre désir d’être. Comme le désir dépend de nous, nous sommes sans excuses devant lui. Ne fuyons donc pas la réalité, nous sommes la source de nos désirs.

 



15/12/2019
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