Cinna de Corneille : La clémence d'Auguste - quelle générosité ?
Cinna de Corneille met en scène une conspiration contre Auguste, conspiration connue par le De Clementia de Sénèque. Montaigne s’est inspiré du texte de Sénèque dans son Essai « Divers conséquences d’une même conduite » (Essai I, chapitre XXIV) : il insiste sur le découragement d’Auguste : sa politique ne lui vaut que craintes et alarmes. Les conspirations se succèdent. Livie, son épouse, lui conseille d’essayer la douceur et la clémence, puisque la sévérité jusqu’à présent a été inefficace : « Commence à expérimenter comment te réussiront la douceur et la clémence. Cinna est convaincu : pardonne lui ; de te nuire désormais il ne pourra, et profitera à ta gloire. » Auguste mande alors Cinna : il rappelle les faveurs qu’il lui a accordé – Auguste n’a-t-il pas sauvé Cinna enfant ? Il lui révèle qu’il sait que Cinna voulait le tuer : « oui, tu as entrepris de me tuer, en tel lieu, tel jour, en telle compagnie, et de telle façon. » Cinna n’a-t-il pas fait preuve d’ingratitude ? Mais au lieu de le punir, il lui offre son amitié. Le résultat est qu’il n’y a plus de conspiration contre Auguste « [Il] reçut une juste récompense de cette sienne clémence ».
Les temps forts de la tragédie de Corneille sont présents dans l’Essai de Montaigne. Corneille étoffe le drame en y ajoutant une pointe de sentimentalité : les amours de Cinna et d’Emilie. Le père d’Emilie (Toranius) a été tué dans les proscriptions ordonnées par Auguste. Ce dernier a adopté Emilie. Celle-ci n’a pas pour autant désarmé sa haine et son désir de venger son père. Elle est l’âme de la conspiration. Cinna, le fils d’une fille de Pompée, est le chef de la conspiration. Cinna et Emilie s’aiment donc - «Va-t-en, et souviens-toi seulement que je t’aime. » (Acte II, scène 4.) Mais comme dans tout intrigue amoureuse, il y a, à côté du couple d’amants, un jaloux qui veut les séparer et qui est Maxime, un autre chef de la conspiration. Maxime est le dénonciateur (par jalousie). Et l’empereur Auguste pardonne, après le sentiment d’horreur qu’il éprouve quand il découvre le complot : « Quoi mes plus chers amis ! Quoi, Cinna ! Quoi, Maxime ! / Les deux que j’honorais d’une si haute estime, / A qui j’ouvrais mon cœur, et dont j’avais fait le choix/ Pour les plus importants et les plus nobles emplois ! » (Acte IV, scène 1)
La clémence d’Auguste intervient à l’acte V, scène 3 (vers 1696-1714) :
«Je suis maître de moi comme de l’univers;
Je le suis, je veux l’être. Ôsiècles, ô mémoire,
Conservez à jamais ma dernière victoire!
Je triomphe aujourd'hui du plus juste courroux
De qui le souvenir puisse aller jusqu'à vous.
Soyons amis, Cinna, c’est moi qui t’en convie :
Comme à mon ennemi je t’ai donné la vie,
Et malgré la fureur de ton lâche destin,
Je te la donne encor comme à mon assassin.
Commençons un combat qui montre par l’issue
Qui l’aura mieux de nous ou donnée ou reçue.
Tu trahis mes bienfaits, je les veux redoubler ;
Je t’en avais comblé, je t’en veux accabler:
Avec cette beauté que je t’avais donnée,
Reçois le consulat pour la prochaine année.
Aime Cinna, ma fille, en cet illustre rang,
Préfères-en la pourpre à celle de mon sang;
Apprends sur mon exemple à vaincre ta colère:
Te rendant un époux, je te rends plus qu’un père. »
Comment comprendre le pardon d’Auguste ? Est-ce le signe d’une grande âme (l’âme généreuse) ? Corneille ne cesse pas de faire ressortir les combats intérieurs des personnages : tentations, doutes, désenchantements, ambitions, amours déchirent les personnages. Et Auguste par la grâce de Livie comprend que la générosité et le pardon ne sont pas des signes de faiblesse; ne sont-ce pas au contraire des actes qui font l’honneur d’un monarque ? Y a-t-il une manœuvre politique derrière cet acte de générosité ? Est-ce un moyen pour affirmer son pouvoir et amadouer les conspirateurs ? Il est vrai qu’il s’agit de rompre le cercle infernal des conspirations et des répressions en essayant une autre politique, la clémence. Cette clémence peut apporter à l’homme politique angoissé par la montée de la haine, la sérénité. Derrière le geste d’Auguste, il y une intention de retrouver le calme à la fois psychologique et politique. Il y a un acte de générosité gratuite (faire preuve de grandeur d’âme de façon désintéressé), mais il y a aussi une volonté égoïste de préserver son pouvoir et d’accroître son prestige. Il y a aussi un choix politique : la paix est nécessaire à l’équilibre social – la clémence (et non pas la condamnation) apparaît alors comme l’action politique réparatrice d’un déséquilibre qui peut être mortel pour la vie politique.
Auguste (celui de Corneille) est-il un héros stoïcien ? Les stoïciens font une distinction entre le telos (la fin) et le skopos (le but), entre ce qui dépend de moi et ce qui ne dépend pas de moi.. Le sage n’éprouve nul souci à l’égard de ce qui ne dépend pas de lui – le skopos, le but de son action. Il consacre tout son soin à ce qui dépend de lui, c’est-à-dire, à la fin, au telos de son action. Les stoïciens utilisent l’image de l’archer : le telos du tir à l’arc, c’est de bien viser – n’est-ce pas l’intention qui compte ? Le skopos, c’est d’atteindre la cible (le résultat de l’action). Or le résultat importe peu pour le sage, car des événements extérieurs peuvent intervenir et perturber la réussite de l’action. Le sage stoïcien sait que l’on peut rien devant la nécessité (l’ordre de la nature) : il faut rendre l’homme indifférent aux événements et aux buts de l’action. Ce qui compte est la fin que l’on se donne et que l’on soit ferme dans notre décision et fidèle à notre intention. Auguste est maître de lui au sens où il est ferme dans son intention de clémence, au sens aussi où il est presque indifférent à la réponse de Cinna.
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