Réflexions sur le corps au cinéma - Lectures de 4 films (1)
« Donnez-moi donc un corps »
Dans L’Image-temps, Cinéma 2, Deleuze écrit : « « Donnez-moi donc un corps » : c’est la formule du renversement philosophique. Le corps n’est plus l’obstacle qui sépare la pensée d’elle-même, ce qu’elle doit surmonter pour arriver à penser. C’est au contraire ce dans quoi elle plonge ou doit plonger pour atteindre à l’impensé, c’est-à-dire à la vie. »[1]
« Donnez-moi donc un corps » - C’est là un étrange appel, comme si celui qui interpelle n’est pas pourvu d’un corps. Mais s’il est sans corps, comment peut-il lancer un tel cri ? La parole prononcée nécessite une voix, des cordes vocales, un larynx, des poumons, un système respiratoire pour énoncer des sons structurés et signifiants. Celui qui parle n’est pas dépourvu d’un corps. Pourquoi alors une telle réclamation qui laisse entendre qu’il y a une absence de corps ? La présence de la conjonction de coordination « donc » a une valeur d’insistance, comme si la demande avait déjà été formulée ; celui qui quête un corps n’est-il pas exaspéré ? « Quand aurais-je donc un corps ? » : ne lui avait-on pas promis ? Il serait même possible d’imaginer un cri de désespoir : « donnez-moi donc un corps pour qu’enfin je puisse vivre ? ». L’appel ne serait pas un caprice, mais une prière pour être secouru : une supplique ?
« Donnez-moi donc un corps » - mais quel corps ? Nous le savons, le corps souhaité et réclamé est bien plus que le corps naturel et physiologique. C’est un corps d’une toute autre dimension qui est imploré ; s’agit-il d’un nouveau corps qui viendrait se greffer et s’ajouter au corps déjà présent : un corps autre en plus du corps physique déjà présent ? C’est là une énigme.
« Donnez-moi donc un corps » - mais qui est donc ainsi apostrophé ? Y aurait-il un démiurge ou un Prométhée capables de fabriquer en un tour de main un corps ? Par quel miracle ? Ou alors un magicien cacherait-il dans son chapeau quelque corps qu’il pourrait distribuer à loisir ? Quel serait donc le généreux donateur ? C’est là une autre énigme.
« Donnez-moi donc un corps » - mais pour quoi faire ? N’est-ce pas là une sollicitation incongrue ? Le quémandeur devrait se débrouiller avec ce qu’il a ; il n’est qu’un insatisfait qui comparant son propre corps à d’autres corps, réclame toujours davantage. Qu’espère-t-il d’un nouveau corps ? Elargir son champ de possibilités, faire de nouvelles expériences, éprouver d’autres sensations ? Etre mendiant d’un corps pour vivre autrement ? C’est là encore une énigme.
En dépit des doutes que nous manifestons, nous décidons de prendre au sérieux ce désir de corps. Ce désir est le fond même de l’existence humaine ; l’être humain ne cesse de rêver de pouvoir un jour affirmer : « Hoc est enim corpus meum[2] » ; le pourra-t-il ? Rien n’est moins sûr tant il est le jouet de son corps qui agit en son être comme un moi. Nietzsche l’exprime dans Ainsi parlait Zarathoustra : « Cette petite raison que tu appelles ton esprit, ô mon frère, n’est qu’un instrument de ton corps, et un bien petit instrument, un jouet de ta grande raison »[3]. « Donnez-moi donc un corps » crie l’homme ! Mais nous pouvons désormais lui répondre : il est là ce corps, il est ton soi, mais un soi inconnu de ton moi ; il ne s’agit pas de tant de te pouvoir d’un nouveau corps, mais de découvrir en toi ce corps que tu es fondamentalement. « Connais-toi toi-même », à savoir il y a une voie de sagesse à suivre pour comprendre que « par-delà tes pensées et tes sentiments, mon frère, il y a un maître puissant, un sage inconnu, qui s’appelle le Soi. Il habite ton corps, il est ton corps »[4]. Ce sont là des réponses que nous adressons au mendiant.
Mais ces réponses ne sont pas satisfaisantes, car il manque à l’être humain le chemin qui mène à son corps. Cela montre que le corps qu’il s’agit de retrouver n’est pas qu’un simple organisme, une sorte de machine soumise à des lois naturelles ; le corps est un organisme, mais pas seulement ; il est un nœud de pulsions, qui tout en étant relié à la terre (expérience d’un continuum charnel – une pulsion dionysiaque) aspire à s’individualiser, à s’élever (pulsion apollinienne) pour marquer sa différence avec les autres corps. Le corps s’élève, et s’élevant se spiritualise – l’esprit n’est-il pas qu’une idée du corps après tout pour parler comme Spinoza dans l’Ethique ? « Donnez-moi donc un corps » : n’est-ce pas ce corps créateur, source de vie et d’esprit que l’homme recherche ? Où peut-il le rencontrer ? Peut-il seulement s’en rapprocher ? Comme l’être humain ne peut pas coïncider avec lui-même, car il n’est pas la source de son être, il éprouve nécessairement un écart entre son moi (son être conscient) et son soi qui est son corps. Il ne peut qu’espérer réduire cet écart. « Donnez-moi donc un corps » : la demande ne sera jamais pleinement satisfaite.
Faut-il pour autant désespérer ? Quelle issue ? Le corps doit-il rester un mystère organisé ? L’art cinématographique peut alors intervenir. Un miracle se produit avec le cinéma. Il a entendu le cri de l’homme ; il a pris au sérieux cette interpellation : « donnez-moi donc un corps ». En effet, le cinéma, au travers de ses œuvres, fait don à l’être humain d’un corps en mouvement, par des mises en scène mille fois ingénieuses. La représentation cinématographique du corps est ainsi une voie de sagesse qui initie l’homme à son soi, c’est-à-dire à son corps mouvant, vivant, palpitant, désirant, se spiritualisant. Le cinéma délivre le corps de toute une matérialité brute, tout en le rattachant à cette matérialité, et en l’initiant à la danse, à la parole, au vol, à l’envol, à la course, au corps à corps, à la lenteur, à la vitesse, à l’individuation, à la collectivisation, au travail, au repos, à la gastronomie, à la violence, à l’amour, à la justice et à l’injustice, à l’injure, au supplice, à la joie, à la mélancolie ; le cinéma ouvre donc le champ des possibles du corps qui trouve alors des lieux d’incarnation et de réalisation.
Lecture du premier film : Steamboat Bill Jr de Buster Keaton (1928).
Cette expérience d’un corps se faisant et se relevant, d’une bêtise initiale se rencontre dans le cinéma de Buster Keaton ; le film Steamboat Bill Jr (1928) fait don d’un corps à son héros Canfield (incarné par Keaton) qui apparaît au début de l’histoire dépourvu de corps, ou prisonnier d’un corps grandement malhabile. Une conversion s’opère lors du film : dès les premières images, le jeune homme semble manquer d’esprit d’à propos parce qu’il est sans corps – l’esprit n’est-il pas la gestuelle du corps ? Ainsi le corps de Keaton se présente comme fragile, honnête, enfantin ; il est un point minuscule dans un milieu immense. Il semble confirmer ce que Pascal explique dans ses Pensées sur la limitation du corps : mon corps ne remplit qu’un petit espace ; l’univers me comprend et m’engloutit : « Je m’effraie et m’étonne de me voir ici plutôt que là »[5]; parce que j’appartiens à l’ordre du corps, je suis soumis à une causalité physique qui borne mon existence dans l’espace et dans le temps (pourquoi ne puis-je pas vivre mille ans ?). Canfield apparaît dans un premier temps comme englouti dans l’espace. Il est de retour dans la ville dans laquelle il a grandi, retrouver un père qui ne l’a pu vu grandir ; ce père, le rude William Canfield, propriétaire d’un bateau à vapeur, est plein d’espoir de revoir son fils : il l’imagine à son image, grand et fort ; sa déception est immense lorsqu’il voit Canfield et son corps malingre et maladroit. Le corps de Canfield est ainsi anachronique, inapproprié aux forces du monde ; la différence de taille entre le père et le fils renforce l’impression d’un corps limité qui risque de sombrer. William Canfield et le spectateur sont d’accord : il manque un corps à Canfield. Et suivent différentes scènes avec son père, avec Marion King dont il est amoureux, qui renforcent l’impression que Canfield est un Robinson maladroit ou un Don Quichotte qui n’affronte que des chimères. Le corps du héros n’est-il pas ridicule ? Donnez-lui donc un corps !
Mais Canfield découvre, au cours du film, les ressources insoupçonnées de son corps. L’action cinématographiques lui révèlent les souplesses infinies de son corps, grâce auxquelles il peut faire corps avec les événements. Le cinéma muet est ici essentiel : en l’absence de parole, l’acteur pratique la pantomime et représente les rebonds, les courbures et les souplesses du corps. Corps de petite taille en effet, mais corps aux mille ruses qui manifeste une souplesse, une plasticité, une capacité d’adaptation qui font apparaître ce corps intempestif comme le plus adapté au monde. Le renversement se produit au moment où les forces de la nature se déchaînent : vent, pluie, déluge, cyclone ; la situation est catastrophique. Et quel corps reste donc debout ? Le corps de Canfield ; il est celui qui a le plus d’agilité et de répondant au cœur de la tempête. Ainsi au moment où tout semble perdu, le corps fragile de Canfield manifeste les plus beaux réflexes ; il se fait compétent, dévoile des capacités physiques hors du commun, et fait preuve d’une efficacité redoutable. Il sauve notamment son père, menacer de mourir sous l’eau dans sa prison emportée par les flots. Il est le héros de la situation qui ne ploie pas sous les événements, mais qui renverse le cours des choses, grâce à son corps, à son avantage.
Nous avons affaire à un corps burlesque ; le burlesque signale un décalage entre ce qui est attendu et ce qui se produit : Le burlesque fait rire grâce à un comique de l’absurde et de l’irrationnel. Comment un corps si maladroit est-il capable d’autant d’habileté, à tel point qu’il sauve son environnement de la catastrophe ? – La façade de la maison tombe sous l’effet de la tornade et risque d’écraser le corps de Canfield, sauf que son corps est placé justement là où il y a une ouverture. « Donnez-moi donc un corps » : Buster Keaton a découvert son corps par le cinéma ; il a mis en scène les postures du corps pour en comprendre toute la kinesthésie et toute la variété gestuelle. En d’autres termes, il a spiritualisé son rapport au corps qui est plus plus qu’une horloge soumise à un mécanisme naturel ; le corps est capable de mille métamorphoses, ce dont l’être humain peut prendre conscience par l’expérience cinématographique.
[1] Paris, Les Editions de Minuit, 1985, page 246.
[2] « Ceci est mon corps ».
[3] « Des contempteurs du corps », 1ère partie.
[4] Ibid.
[5] Pensées (Sellier 102, Lafuma 68).
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