Le fanfaron - Etude philosophique du film de Dino Risi (1962)
Il s’agit d’un film de Dino Risi de 1962 ; ce film incarne la comédie à l’italienne, genre cinématographique qui apparaît dans les années 50, genre qui est dans la filiation de la Commedia dell’arte (théâtre interprété par des gens de l’art) : c’est un genre de théâtre populaire italien, né au 16ème siècle, où des acteurs masqués improvisent des comédies marquées par la naïveté, la ruse et l'ingéniosité. Ce genre est apparu avec les premières troupes de comédie avec masques, en 1528. Dans la Commedia dell’arte, il y a un personnage particulier que l’on nomme : Le Capitan. Celui-ci représente, dans la troupe, le soldat fanfaron et vient d'Espagne. Les soldats de Charles-Quint, qui se répandirent dans toute l'Europe, en fournirent de nombreux modèles tant à la comédie écrite qu’à la comédie improvisée. C’est Le Soldat fanfaron de Plaute (auteur latin, né en – 254, mort en – 184) rajeuni. Militaire, plein de galons, il symbolise le soldat qui vante ses exploits.
D’où certainement le titre en Français : Le Fanfaron. En Italien, le titre du film est : Il Sorpasso, ce qui signifie : « le dépassement ». La fin du film (les deux héros en voiture) pourrait être une métaphore de cette idée de dépassement : dépassement des limites, sortie de route, sortir de ses habitudes, rompre avec sa vie habituelle. Le titre en Français (Le Fanfaron) met l’accent sur le personnage de Bruno, le titre italien (Il Sorpasso) évoque les deux personnages (Bruno et Roberto) – Bruno joue constamment avec les limites ; cela fait partie de ses habitudes ; en effet, il fanfaronne, il provoque, il est exubérant et sans gêne, il contourne les règles de bienséance ; en revanche, Roberto n’a pas l’habitude du dépassement ; il est étudiant en droit, ce qui signifie qu’il se soumet aux règles ; il fait l’apprentissage des normes ; mais avec Bruno, il s’initie à un autre art de vivre, un art de vivre qui le conduit à dépasser (sorpassare) son mode de vie habituel.
Que se passe-t-il donc ? N’est-ce pas le fanfaron qui l’emporte sur l’ascète, comme une revanche de Calliclès sur Socrate ? Sauf que Roberto n’a pas l’habitude de suivre ses désirs. A savoir ? Roberto n’est pas un être insouciant ; il ne vit pas au gré de ses appétits ; vivre ne consiste pas pour lui à « verser le plus possible » comme le revendique Calliclès dans le Gorgias de Platon : se laisse-t-il aller au plaisir de désirer avant de rencontrer Bruno ? Il semble que non. L’image première de Roberto est celle de l’austérité (appartement ordonné, respect des normes, recherche de sécurité), de l’ordre. Il est l’être de la tempérance ; il vit de modération, et il doit se méfier de tous les désirs cinétiques qui génèrent des troubles importants à son exigence d’ordre. Il est d’ailleurs dérouté par Bruno qui apparaît tel l’être qui bouleverse tout sur son passage. Bruno est l’antithèse de Roberto : il a plaisir à désirer, il aime les désirs cinétiques ; il suit volontiers ses désirs. Mais il s’agit d’une insouciance revendiquée, Bruno ne manque pas de lucidité sur sa situation ; il ne se laisse pas aller au hasard de ses désirs ; il les surveille, il en prend soin, c’est-à-dire qu’il prend soin de laisser s’exprimer des désirs qui troublent l’ordre établi. Roberto est pour Bruno une aubaine, une chance, le compagnon rêvé : Bruno n’aime pas l’équilibre, la modération ; c’est un genre de vie qu’il déteste et qu’il pourrait comparer à la vie d’un cadavre ou d’une pierre ; c’est une vie contre nature : la vie, suivant la nature, n’est pas l’immobilité, mais la mobilité constamment renouvelée de nos appétits. En entraînant avec lui Roberto, il dénonce avec joie ce genre de vie qu’il déteste. En entraînant Roberto, il gagne la partie contre un genre de vie qui le condamne, lui Bruno, d’un œil inquisitorial, qui le juge coupable pour ses excès et sa démesure : n’est-ce pas la preuve que son genre de vie est plus puissant et plus fort que le genre de vie ascétique ? La mort de Roberto, n’est-elle pas le signe que les plus faibles en nature et en puissance de désirer, sont toujours les vaincus ?
Il est donc question de puissance dans ce film, à savoir d’affirmation de soi, en laissant ainsi la libido sentiendis’exprimer sans contrainte. Pour autant peut-on dire que Bruno triomphe d’un point de vue éthique? Nous parlons d’éthique et non pas de morale – il y a bien une morale pour cette histoire, sous la forme d’une leçon comme pour l’apologue d’une fable : ne pas outrepasser ses limites, ne pas chercher à imiter un mode de vie qui ne nous correspond pas. En la circonstance, Roberto est condamné de s’être laissé séduire, c’est-à-dire de s’être laissé conduire sur des chemins de traverse. La morale se réfère à l’idée de bien raisonnable que l’être humain doit respecter : Roberto est condamné bien plus sévèrement que Bruno, car d’une part Bruno est déjà perdu, d’autre part Roberto a quitté le droit chemin ; il a manqué d’ardeur ou de volonté et n’a pas su résister à l’appel de l’epithumia (de sa force désirante). Sa mort peut s’apparenter à une condamnation morale. Mais l’éthique alors ? L’éthique vise l’accomplissement de soi, l’affirmation de son être. Peut-on vraiment considérer que la vie de Bruno a un sens éthique ? Il croit se réaliser en suivant tous ses désirs, en jouant au fanfaron – en réalité, il se perd, il se cherche sans jamis se trouver : son désir d’être se perd donc dans ses appétits démesurés. Il incarne, ce fanfaron, ce que Kierkegaard appelle l’esthéticien : La vie de l’esthéticien est fondée sur le lyrisme, l’imagination, la séduction, comme le personnage Johannes dans Le Journal du Séducteur. L’esthéticien cherche à s’évader de la vie quotidienne, en transcendant les normes socialement admises. Son existence ne fait référence ni au Bien, ni au Mal, il vit en dehors des conventions sociales et morales admises, il vit pour lui-même par conséquent ; Johannes s’exprime ainsi dans Le Journal du séducteur : « Ce qu’il y a d’exécrable dans les fiançailles, c’est qu’il ya toujours en elle de l’éthique. L’éthique (la morale) est tout aussi ennuyeuse dans la science que dans la vie. Quelle différence : sous le ciel de l’esthétique ; tout est léger, beau, fugace, mais lorsque l’éthique survient, tout devient dur, raide, infiniment ennuyeux ».
Il faut alors estimer que Bruno n’a rien d’éthique ; il ne se réalise pas dans une affirmation de soi progressive et heureuse. Ces appétits sensuels contre son désir d’être. Ainsi Bruno n’est-il pas livré à une discontinuité ontologique radicale ? Son existence n’est-elle pas fugace, sans consistance ? En effet, nous pouvons considérer que l’esthéticien ne parvient pas à se rapporter à lui-même. N’est-il pas sans vie intérieure ? Dans sa quête des plaisirs sensuels, porté par la force de ses désirs, il ne vise que des choses extérieures à son être. Les désirs ne sont-ils pas fondamentalement mouvement d’extériorisation du soi ? Ce que je désire est extérieur à moi, comme si je m’absentais de moi-même. De plus, le désir trouve son accomplissement dans une jouissance sensuelle dans laquelle l’individu se perd – il ne s’appartient plus. Cette jouissance se caractérise par son évanescence : au moment même où l’esthéticien pense la saisir, celle-ci s’évanouit. L’esthéticien n’est-il pas un individu qui en train de se perdre dans cette vie jalonnée de désir et de plaisir ? Il peut se présenter comme l’être de l’instant, du point de la durée sans durée, signe d’une incomplétude ontologique ; l’instant est tout pour lui, et entre les instants, y aurait-il la dépression après le plaisir et le désir avant le plaisir, à savoir des moments intermédiaires où l’individu est comme dessaisi de lui-même ? Bruno n’est-il pas ainsi un être malheureux ? Et n’est-il pas malheureux parce qu’il est voué aux forces de ses désirs ?
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