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Conclusion du Cours sur le désir

 

 

                                   « Le désir doit faire son objet, tandis que bassement c’est l’objet qui se fait désirer », Paul Valéry, Tel Quel, « Cahier B 1910 »[1].

 

Esprit du chapitre 1 du cours : « Physique du désir ».

 

                                                                        « Ὅλως μν ον, σπερ ερηται,  ρεκτικν τ ζον, τατ ατοκινητικν· », Aristote, De l’âme, 433b.

 

     Au commencement de la réflexion, le désir a été appréhendé comme une réalité biologique. Il était important de montrer que le désir constitue l’une des deux colonnes, avec le dégoût, du « temple du Vivre », pour reprendre une image de Paul Valéry dans Tel Quel[2]. En effet, c’est grâce au désir, grâce à cette tendance qui porte l’être humain vers un objet source de satisfaction, que le vivant qu’est l’homme parvient à s’adapter à son milieu naturel et à son environnement culturel. Mais le désir n’est pas qu’une tendance, il est aussi une force de vie, comparable à un conatusqui pousse l’être humain à se conserver et à s’affirmer. Nous comprenons dès lors que le désir est consubstantiel à l’humain ; il n’y a pas d’homme sans désir.

     Mais cette force (un vouloir vivre ?) qu’est le désir constitue aussi un tourment pour l’être humain ; s’il s’apparente à une force physiologique, alors le désir détermine l’homme dans ses engagements, dans ses choix, dans ses aspirations. Il ne peut pas faire autrement que de désirer, malgré lui ; davantage, le désir, sous sa forme physiologique, cherche des chemins de satisfaction, et tant qu’un tel désir n’est pas parvenu à ses fins, alors l’homme souffre terriblement de la pression que lui fait subir sa force désirante. De telle sorte que le désir se présente comme un chemin de servitude. Comme l’exprime le titre d’un Essai de Montaigne : « Nos affections s’emportent au-delà de nous »[3] ; autrement dit : l’être humain est marqué par une incapacité à borner ses désirs, surtout lorsqu’ils se manifestent sous des formes paroxystiques[4] ; les désirs sont forcenés[5], trop âpres et violents[6], ardents et furieux. Dès lors, le désir apparaît telle une force de vie maléfique.

 

Esprit du chapitre 2 du cours : « Morale du désir ».

 

                                         « πιθυμας δ λγως λκοσης π δονς κα ρξσης ν μν τ ρχῇ βρις πωνομσθη », Platon, Phèdre, 238a.

 

                                         « (…) Video meliora proboque,/ Deteriora sequor », Ovide, Métamorphoses, VII.

 

     Ne faut-il pas désormais combattre le désir qui prend les formes d’une concupiscence mauvaise et d’une convoitise coupable ? Le désir est alors vécu comme un manque qu’il convient de combler par des jouissances et plaisirs ; mais ces jouissances et plaisirs n’apportent qu’un repos momentané qui n’offre pas à l’être humain un sentiment de réplétion. Le plus souvent la jouissance obtenue engendre une dépression qui est surmontée par la réactivation, en son être, de sa force désirante ; l’être humain serait donc un être insatiable, toujours en quête de plus de satisfaction, ce qui l’entraîne vers des excès (la démesure, la pléonexie) ; cette soif inextinguible du désir se manifeste par différentes libidines[7] (dominandi, sentiendi, sciendi). Montaigne évoque ainsi dans « L’Apologie de Raimond Sebond » les désirs « dangereux et téméraires »[8] qui entraînent l’homme vers des excès stériles.

     Pour faire face aux tourments que suscite le désir, pour ne pas sombrer dans le vice et le crime en répondant favorablement aux appels de la concupiscence, il s’agit de faire preuve de sévérité : l’être humain doit avouer les turpides de ses désirs, mortifier son corps d’où procèdent les concupiscences charnels qui le détournent du bien moral. Il faut faire violence aux désirs, jusqu’à les éradiquer pendant un temps pour retrouver en son être une sérénité perdue, une harmonie intérieure. Le désir, défini ainsi comme concupiscence coupable, est source de perturbation intense pour l’homme ; il semblerait que l’être humain, sous l’emprise de tels appétits charnels et sensuels, se dispersât dans le monde extérieur, fît l’expérience d’une « discontinuité otologique » qui le rend malheureux[9].

 

Esprit du chapitre 3 du cours : « Ethique du désir ».

 

« Rien de plus sot que de considérer l’objet de son désir comme chose véritablement désirable. Tandis que je désire, il doit me souvenir de l’erreur que je puis commettre en désirant » Paul Valéry, Tel quel, « Suite »[10].

 

     Eradiquer le désir en l’être humain ? « Quant au désir, supprime-le complétement pour l’instant » écrit Epictète dans son Manuel[11]. Mais jusqu’à quel point ? Même les Stoïciens en conviennent : le désir demeure un moteur pour l’action, de telle sorte que le désir n’est suspendu qu’un « instant » ; l’être humain ne peut pas se tourner vers des biens raisonnables sans y aspirer. Si bien que le désir est nécessaire dans l’édification du soi : il faut donc faire l’hypothèse d’une faculté de désirer supérieure (la raison elle-même ne désire-elle pas ?) pour permettre à l’être humain de vivre en accord avec la nature (qui est Dieu) et avec lui-même comme être de raison. 

       La perspective change donc : si le désir est le moteur de l’action humaine, il convient de l’éduquer, et non pas de l’éradiquer. C’est le chemin que suit Descartes ; dans Les Passions de l’âme, il définit ainsi le désir : « La passion du désir est une agitation de l’âme causée par les esprits qui la disposent à vouloir pour l’avenir les choses qu’elle se représente être convenables »[12]. La passion du désir est une affection de l’âme qui conduit l’être humain à rechercher ce qui lui convient et à fuir ce qui ne lui convient pas. Toute la difficulté éthique (pour s’affirmer positivement comme être raisonnable et en accord avec les autres parties de la nature) est d’identifier cette convenance : qu’est-ce qui convient donc à mon être ? Ce sont des biens qui me rendent heureux. Mais quels biens dois-je désirer pour être heureux ? Quel bonheur s’agit-il de poursuivre exactement ? Non pas un bonheur matériel qui consiste dans les jouissances sensuelles et corporelles, jouissances éphémères, mais un bonheur éthique qui procure à l’être humain une joie intérieure, cette « agréable émotion de l’âme » écrit Descartes dans l’article 91 des Passions de l’âme[13]. Ce qui convient sont des biens créateurs de cette joie intérieure. Quels sont donc ces biens ? Ce sont des biens raisonnables : l’homme est un être de raison, et il lui faut être en accord avec sa raison pour trouver sa juste place dans le monde[14]. D’où la nécessité d’éduquer le désir qui est la force motrice de l’être humain, pour se mettre en quête de tel biens raisonnables. Cela demande une vraie force d’âme (la générosité), une fermeté dans l’usage de sa volonté (faculté à exercer un libre choix) pour bien conduire ses désirs vers des biens raisonnables : l’homme généreux a pour vocation de suivre la vertu et d’éduquer son désir pour agir de façon raisonnable ; il fait preuve d’une fermeté de sa volonté et d’une constante résolution d’en bien user : « C’est-à-dire de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu’il jugera être les meilleures ; ce qui est suivre parfaitement la vertu » écrit Descartes dans Les Passions de l’âme[15]. L’homme généreux éduque donc son désir par sa volonté qui suit la raison ; dès lors, il s’estime justement et vit en accord avec son environnement ; il est un être heureux.

 

Esprit du chapitre 4 : « Métaphysique du désir ».

                                                                « Sentimus, experimurque, nos aeternos esse », Spinoza, Ethique V.   

 

     Le désir n’est donc pas seulement un affect négatif, ou bien un affect qui m’emprisonnerait, ou encore un affect qui me rendrait malheureux. Considérons plutôt que le désir est l’essence de l’homme, il est la racine même de son existence ; aussi au lieu de vouloir éradiquer le désir, ce qui serait mettre un terme à l’existence humaine, il convient de le spiritualiser. En effet, le désir ne relève pas que de la matière, il n’enferme pas l’être humain dans un corps dénué d’esprit, il ne se réduit pas à une concupiscence mauvaise. Tout au contraire, c’est grâce à un désir spiritualisé, sublimé que l’être humain s’élève vers les hauteurs de la métaphysique : son âme goûte alors une nourriture céleste qui lui procure une joie spirituelle intense.

         Autrement dit, il y a une ivresse du désir, non pas une ivresse vulgaire qui aliène l’être humain dans des passions tristes, mais une ivresse dionysiaque grâce à laquelle l’homme exprime sa vitalité et son aspiration à donner un sens à son existence par la contemplation d’idéaux de beauté, de bonté, de vérité. Le désir est ainsi appétit qui transporte (l’ivresse) l’être humain au-delà des simples instincts et besoins ; il a une dimension métaphysique qui donne à l’homme le sentiment de ne pas exister pour rien. Proust explique ainsi dans Le temps retrouvé ce qu’est la vraie vie : « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature » ; et la grandeur de l’art, c’est « de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie »[16]. C’est l’accomplissement du désir métaphysique qui a permis au narrateur Proust de décoller, « la durée d’un éclair » vers les hauteurs silencieuses du souvenir, pour s’affranchir de l’ordre du temps et se nourrir de « l’essence des choses »[17]. Proust découvre en lui ce désir fondamental, un désir métaphysique, un désir qui transcende notre être matériel; il comprend alors que son être participe à l’éternité, et il surmonte ainsi l’angoisse de la mort.

 

 

Ouvrages de référence : 

  •      Homère, Odyssée.
  •      Platon, Le Banquet.
  •      Aristote, De l'Âme.
  •      Epicure, Lettre à Ménécée.
  •      Epictète, Manuel.
  •      Augustin, Les Confessions.
  •      Tristan et Yseut.
  •      Montaigne, Essais.
  •      Shakespeare, Roméo et Juliette.
  •      Descartes, Les Passions de l’âme.
  •      Molière, Don Juan.
  •      Racine, Phèdre.
  •      Spinoza, Ethique.
  •      Laclos, Les Liaisons dangereuses.
  •      Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
  •      Kant, Critique de la raison pratique.
  •      Balzac, La Peau de Chagrin.
  •      Stendhal, Le Rouge et le noir.
  •      Kierkegaard, Ou bien, ou bien.
  •      Nietzsche, Humain trop humain.
  •      Maupassant, Bel ami.
  •      Zola, Nana.
  •      Freud, Malaise dans la civilisation.
  •      Proust, La Recherche du temps perdu.
  •      Sartre, L’Etre et le néant.
  •      Levinas, Totalité et infini.


[1] Œuvres II, La Pléiade, page 579.

[2]  « Le désir et le dégoût sont les deux colonnes du temple du Vivre », ibid., page 765.

[3] Essai I, 3.

[4] Paroxystique : qui se manifeste par des paroxysmes. Paroxysme : Moment le plus intense dans le déroulement de quelque chose.

[5] Montaigne dans l’Essai I, 28, « De l’amitié », évoque un « désir forcené » lorsque l’amour nous fuit.

[6] Montaigne écrit ainsi dans l’Essai I, 30, « De la modération » : Nous pouvons saisir la vertu de la façon qu’elle en deviendra vicieuse, si nous l’embrassons d’un désir trop âpre et violent », Editions La Pléiade, page 195.

[7] Nominatif pluriel du terme latin libido qui signifie : désir, caprice, débauche, fantaisie, sensualité.

[8] Essai II, 12.

[9] Montaigne dans l’Essai II, 15, « Que notre désir s’accroît par la malaisance » écrit : « Notre appétit méprise et outrepasse ce qui lui est en main, pour courir après ce qu’il n’a pas (…) Le désir et la jouissance nous mettent pareillement en peine ». Par malaisance, entendons : « sensation pénible, mal être, trouble ».

[10] Ibid., page 764.

[11] Epictète, Manuel II.

[12] Les Passions de l’âme, article 86, Editions La Pléiade, page 735.

[13] Ibid., page 738.

[14] Descartes propose, dans la troisième partie du Discours de la méthode, une morale provisoire ; la troisième maxime de cette morale s’énonce ainsi : « Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à ma vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre du monde ». Editions La Pléiade, page 142.

[15] Troisième partie, Article 153 : « En quoi consiste la générosité », op. cité, page 769.

[16] La Recherche du temps perdu, tome 4, Editions La Pléiade, page 474.

[17] Ibid., page 451.



30/03/2020
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