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Pour une herméneutique historique : de Heidegger à Gadamer.

Pour une herméneutique historique : de Heidegger à Gadamer.

 

Thierry de La Garanderie

 

 

           La phénoménologie se présente-t-elle comme une philosophie de l’histoire? Il faut entendre par philosophie de l’histoire, une réflexion sur la démarche et la finalité du savoir historique ; en d’autres termes, une philosophie de l’histoire s’apparente à une épistémologie  dont la finalité est de comprendre les méthodes de la science historique. A notre connaissance, il n’y a ni dans les œuvres de Husserl, ni dans celle de Heidegger, une telle approche épistémologique de l’histoire, car il ne s’est jamais agi, en phénoménologie, de partir d’une position philosophique déterminée pour ensuite donner sens à des positivités extérieures au champ philosophique. La phénoménologie ne se veut pas régente du savoir.

            De plus l’histoire ne doit pas être considérée comme un accessit, un élément extérieur au questionnement philosophique. Heinrich Rickert dans Les problèmes de la philosophie de l’histoire a expliqué que l’histoire n’est pas une discipline spécifique à l’intérieur même de la philosophie, mais une partie centrale de la philosophie. De même, le Comte Yorck a affirmé que l’enquête historique n’est pas un simple objet de curiosité esthétique[1]. Husserl, dans la Krisis, a lui-même dépassé les limites de la phénoménologie transcendantale anhistorique; il écrit ainsi: « Une telle façon d’éclairer l’histoire par une question en retour sur la fondation originelle des buts qui lient la chaîne des générations à venir dans la mesure où ils continuent leur vie en elles sous des formes sédimentées, mais qui en même temps peuvent toujours être réveillés et être de nouveau rendus à la vie par la critique [...] n’est rien d’autre que l’automéditation philosophique. »[2] Cette façon d’interroger l’histoire revient à l’appréhender « comme le lieu de nos interrogations et de nos étonnements » philosophiques pour reprendre le propos de Merleau-Ponty dans la Prose du monde[3]. L’histoire n’est donc pas pour la phénoménologie moins philosophique que la poésie comme pouvait l’écrire Aristote dans la Poétique[4], mais elle est le lieu même de l’interrogation philosophique sur la vie ou sur le caractère fondamental de l’être humain. Cela a une double conséquence : l’histoire ne peut pas être appréhendée seulement du point de vue épistémologique, car elle met en question la réflexion philosophique; la philosophie n’est plus une connaissance sub-specie aeterni comme on la rencontre dans l’Ethique[5] de Spinoza ; elle ne s’adresse plus à des vérités éternelles.

            Il faudrait entendre également par philosophie de l’histoire une méditation qui cherche à comprendre le destin de la modernité. On rencontre une telle méditation dans les écrits phénoménologiques aussi bien dans la Krisis de Husserl que dans les Hymnes de Hölderlin ou les Beiträge de Heidegger ; mais il ne s’agit pas alors d’imposer un sens à l’histoire ou de penser l’histoire comme constitution progressive de sens et de valeur; plutôt il convient de comprendre et d’éclairer ce qui se destine à travers la modernité. Sans doute on doit préciser que l’ouvrage d’Oswald Spengler, Le déclin de l’occident (1924), a joué un rôle considérable dans la remise en cause d’une conception humaniste libérale de l’histoire pensée comme progrès. Mais la phénoménologie n’a pas cherché à constituer une totalité historique qui nous permettrait d’embrasser l’ensemble du réel. Différemment d’une métaphysique de l’histoire, il s’agit de redécouvrir le sol primaire et ontologique de l’histoire; telle est la tâche que se donne Heidegger dans Sein und Zeit: non pas traiter du problème de l’histoire, mais indiquer son lieu ontologique.

            Le chemin phénoménologique que suit Heidegger nous invite à renverser notre regard sur la question de l’histoire. Paul Ricoeur dans Temps et récit nous permet de bien appréhender ce renversement: est-ce « à la science historique que nous devons de penser historiquement, ou plutôt [n’est-ce pas] parce que l’être-là s’historialise que la recherche historique prend sens? »[6] Les représentants d’une science historique prétendent à l’objectivité et cherchent à appliquer les méthodes des sciences de la nature à leur propre savoir; par leurs analyses éclairées, ils nous apprennent à penser historiquement. Mais pour y parvenir, il s’avère nécessaire de s’abstraire du mouvement de l’histoire et d’analyser les événements comme s’ils étaient des objets extérieurs à soi. Pour Heidegger la question de l’histoire n’a été ainsi envisagée que du seul point de vue gnoséologique et non ontologique. L’interrogation habituelle sur l’histoire peut s’énoncer ainsi: à quelles conditions une science historique est-elle possible? Cette interrogation oublie les conditions de possibilité de la réalité historiale elle-même et n’a en vue que de fonder l’objectivité des sciences historiques. Pour Heidegger il convient de dépasser ce point de vue épistémologique qui ne parvient pas à comprendre l’histoire dans sa provenance essentielle. Gadamer explique dans Langage et vérité[7] que Heidegger « a libéré le problème de l’histoire ». Il y a eu un renversement du regard qu’il s’agit de comprendre. Si nous pensons historiquement ce n’est pas grâce à la science historique mais en raison de l’historicité de notre être. L’herméneutique historique de Gadamer qui nous intéresse ici se fonde sur une telle ontologie de l’histoire qui s’esquisse dans Sein und Zeit.

            L’histoire n’est pas « une nature simple, absolument claire en elle-même »[8] comme l’écrit Merleau-Ponty dans La Prose du monde; elle n’est pas non plus une espèce d’idole qui nous permettrait d’anticiper les événements, de déterminer à l’avance les époques. L’histoire ne cesse de « communiquer une vérité à laquelle il importe de participer » explique Gadamer dans Vérité et méthode[9]. Cette notion de participation est essentielle: notre être-dans-le-monde se trouve engagé dans un monde dont il hérite, dans une destinée qui ne peut pas être considéré comme un milieu dans lequel il se trouverait enfermé. Notre être est historique, si bien que nous ne pouvons pas nous mettre à distance de l’histoire; il y a une appartenance essentielle de notre être à l’héritage et à l’advenir historique. Dans cette perspective Gadamer écrit dans Vérité et méthode: « En vérité ce n’est pas l’histoire qui nous appartient, c’est nous au contraire qui lui appartenons. »[10]

            Cette première analyse qui rend compte de l’appartenance réciproque de l’homme et de l’histoire s’avère déterminante pour renverser les présupposés épistémologiques de la science historique qui vise l’idéal d’une science sans préjugés: l’historien ne peut pas renoncer à sa propre historicité. Heidegger comme Gadamer restent fidèles aux analyses de Nietzsche dans la Seconde considération intempestive: l’histoire « ne pourra et ne devra jamais être une science pure. »[11] La science historique n’est possible comme toute connaissance qu’à partir de l’ouverture et de l’explicitation de ce qui appartient en propre au Dasein. L’herméneutique historique de Gadamer a sa source dans l’herméneutique de la facticité qui nous ouvre au sens de l’historicité du Dasein.

            Pour comprendre le sens de l’historicité (Geschichlichkeit), il faut différencier Historie et Geschichte. Historie, c’est l’histoire comprise comme science ou récit; Geschichte désigne l’ensemble des événements. Le mot Geschichte dérive du verbe geschehen, verbe que l’on peut traduire par: « advenir historial ». Dans Sein und Zeit, ce qui est primairement historial, c’est le Dasein lui-même. Le Geschehen relève et complète l’analytique existentiale. Jusqu’au paragraphe 72, le Dasein a été considéré comme être-en-vue de la mort. Les problèmes de la naissance et de l’extension entre la naissance et la mort n’ont pas été envisagés. C’est pour réfléchir à cette extension que Heidegger introduit le verbe geschehen. Heidegger écrit: « la mobilité spécifique du s’étirer étirer est ce que nous nommons l’advenir historial (geschehen) du Dasein. La question de la cohésion du Dasein est le problème ontologique de son geschehen. Dégager la structure historique, ainsi que ses conditions de possibilités existentiales-temporelles, signifie accéder à une compréhension ontologique de l’historicité (Geschichtlichkeit). »[12] Il s’agit de découvrir le lieu ontologique de l’histoire à partir du Geschehen; l’advenir historial du Dasein nous ouvre au sens de la cohésion d’une vie[13]. Comment puis-je conserver mon identité d’être malgré les mutations, les changements que je traverse entre ma naissance et ma mort? La cohésion d’une vie ne signifie pas totalité achevée; c’est la vie dans sa cohérence par laquelle le Dasein s’ouvre à lui-même. Cette cohésion est marquée par l’extension et non pas par la distension (la distensio animi de Saint Augustin); la distension est le signe d’une déchéance, d’une chute de l’âme dans le temps par rapport à l’éternité; alors que l’extension désigne l’explosion extatique de la temporalité finie du Dasein. Et le Geschehen est justement ce qui tient ensemble les extases du temps, l’avenir, l’avoir été, le présent (l’être-en-avant-de-soi, l’être en tant qu’être auprès, l’être déjà dans le monde). Le Geschehen donne ainsi sens à l’unité d’une vie fondée sur l’extension de l’existence entre naissance et avenir. Comprenons alors que l’historialité « ne fait que dévoiler ce qui se trouve déjà à l’état voilé dans la temporalisation de la temporalité. »[14] La finitude de la temporalité est le fondement caché de l’historialité du Dasein; ce qui implique que l’on ne peut pas appréhender l’histoire du point de vue de l’éternité ou de l’absoluité.

            Mais si l’historialité est tirée de la temporalité extatique, nous sommes alors confrontés à une difficulté importante: en effet, l’histoire se détermine comme science du passé, tandis que la temporalité extatique du Dasein s’origine dans l’avenir. N’y a-t-il pas là contradiction? Rappelons les analyses de Heidegger sur la résolution (Entschlossenheit) du Dasein. Celle-ci est d’une part devançante, c’est-à-dire: elle rend possible la saisie de la possibilité ultime qu’est la mort; d’autre part, elle s’origine dans les possibilités facticielles léguées par la tradition. La résolution devançante nécessite la reprise des possibilités trouvées dans l’être-jeté: cela ne signifie pas que le Dasein se trouve déterminé par un héritage, une tradition. Différemment, le Dasein « se la délivre à lui-même » comme possibilité à venir. Le retour en arrière n’est possible qu’en raison d’une résolution tournée vers l’avenir; en même temps l’ouverture de la temporalité sur le futur nécessite pour le Dasein un retour sur son être-jeté. Par conséquent, l’histoire n’est plus une science du passé. Heidegger écrit dans Sein und Zeit: « [...] l’histoire n’a son poids essentiel ni dans le passé, ni dans l’aujourd’hui, mais dans le Geschehen authentique de l’existence, lequel jaillit de l’avenir du Dasein. »[15] Ainsi l’historicité incarne une élaboration plus complète de la temporalité. L’homme en son être est donc constitué par l’historicité, son existence est une existence historique. Et parce que le Dasein est un être historique, quelque chose comme des circonstances, des événements ont un sens pour lui; la compréhension des grandes totalités historiques, la science historique deviennent alors possible. La réalité historiale se constitue à partir de l’être du Dasein. Gadamer écrit dans Langage et vérité: « L’histoire est ce que nous étions et sommes. »[16]

            Il a fallu une construction phénoménologique pour que le Dasein découvre son historicité, comprenne sa vie comme extension. Cette historicité ne signifie pas pour le Dasein être sous le joug du passé ou de la tradition, mais permet de comprendre la continuité de l’histoire par la reprise de la tradition, reprise qui est une assomption de possibilités qui ouvre le Dasein à sa situation. Heidegger écrit dans Sein und Zeit: « Assumer avec résolution son propre « là » facticiel, cela signifie du même coup se décider dans la situation. »[17] le Dasein existe donc de manière intrinsèquement historique comme se transmettant à lui-même, grâce à la résolution devançante, des possibilités dont il a hérité en naissant.

            Quelles sont les conséquences de cette construction phénoménologique pour les sciences historiques? Et la radicalisation ontologique apportée par Heidegger ne pourrait-elle pas contribuer à l’édification d’une herméneutique historique? Gadamer écrit dans Vérité et méthode: « Mais ce n’est que maintenant, sur la base de l’orientation existentiale du Dasein humain vers le futur, que la structure de compréhension historique révèle intégralement sa fondation ontologique. »[18] L’historien en tant qu’être dans le monde ne peut pas prétendre à une science historique pure, sans préjugé; il est lui-même intrinsèquement historique parce que le fond de son être est temporel; le temps historique est l’étoffe même de l’être de l’historien. Toute science historique relève de l’analytique existentiale de l’historicité humaine, de l’herméneutique du Dasein. Précisons: le mode de connaissance des sciences historiques relève de la compréhension; le comprendre dans la dimension de l’herméneutique de la facticité, n’est pas un idéal de connaissance, mais le mode d’être du Dasein qui constitue celui-ci en « savoir-être » et « possibilité ». Comprendre (Verstehen), c’est s’y connaître en quelque chose, c’est s’ouvrir à son sens d’être, à son pouvoir-être, à son existence orientée vers le futur. Le verstehen ne dérive pas du Verstand (entendement) mais du terme vor-stehen qui signifie: « être de taille à soutenir ce devant quoi on est. »[19] La connaissance de l’historien se fonde sur ce rapport à soi, à son pouvoir-être et nécessite de pouvoir faire face à ce qui se manifeste à soi. Gadamer écrit ainsi dans Le problème de la conscience historique: « Toutes les compréhensions se réduisent finalement au noyau commun d’un « je sais comment je m’y prendrai », c’est-à-dire à une compréhension de soi en rapport à quelque chose d’autre. »[20] Plus encore, l’herméneutique historique se fonde sur l’herméneutique de la facticité qui forme le tout structuré de l’existence historique du Dasein, maintenant ensemble la facticité et l’existentialité, la Geworfenheit et l’Entwurf, l’être-jeté et le projet.

            Une telle herméneutique de la facticité constitue pour Gadamer une révolution ontologique[21]. Il explique dans le problème de la conscience historique: « Ainsi on voit facilement que l’herméneutique traditionnelle restreignait beaucoup trop l’horizon des problèmes qui s’attachent à l’idée de compréhension. Sous ce rapport, l’initiative prise par Heidegger sur un plan bien plus vaste que celui de Dilthey est particulièrement fructueuse en ce qui concerne notre problème herméneutique [...] Chez Heidegger, nous assistons à une valorisation ontologique du problème que pose la structure de la compréhension historique. »[22] Cette valorisation ontologique du problème doit être appréhendée à partir du cercle herméneutique[23]. Ce cercle n’est pas méthodique, ni vicieux, il appartient à la structure même du sens: la saisie du passé est déterminée par une interprétation qui découle de la situation du Dasein. Voilà pourquoi toute connaissance historique ne repose pas sur des principes rationnels supra historiques mais dépendent de l’historicité du Dasein.

            Dans Vérité et méthode, Gadamer s’éloigne de l’herméneutique romantique dont le mot d’ordre était de comprendre un auteur mieux qu’il ne s’est compris. Il ne s’agit pas de mieux comprendre une époque donnée, mais de la comprendre différemment. On ne peut pas oublier sa propre historicité. Ma compréhension d’un événement est marquée par mon historicité; je suis malgré moi travaillé par l’histoire. Il y a un rapport commun entre le connaissant et le connu, une sorte d’appartenance qui les lie l’un à l’autre: leur mode d’être est l’historicité. Je ne peux pas sortir de mon être pour penser la tradition, je suis marqué par ma facticité et mes projets d’être. Toute la difficulté consiste à bien entrer dans le cercle pour que surgisse dans mon horizon de compréhension la réalité historiale.

            Comprenons dès lors qu’une science historique sans préjugé est impossible. L’histoire ne cesse de produire son œuvre. Gadamer parle d’un travail de l’histoire (Wirkungsgeschichte) qui me constitue de manière souterraine. Nous sommes soumis à l’histoire, travaillés par les préjugés d’une époque, préjugés qui « constituent la réalité historique de mon être »[24]. Ces préjugés nous permettent ou nous empêchent de voir les faits sous une certaine lumière. Il y a bien là un cercle dont je ne peux sortir et qui renvoie à ma finitude radicale. Mon regard sur l’histoire est toujours enraciné dans une facticité, dans un contexte historique qui me préexiste. Il ne peut pas y avoir de raison pure historique capable d’objectiver l’événement historique. Gadamer écrit: « Toute existence humaine, même la plus libre, n’est-elle pas au contraire limitée et conditionnée de maintes façons? Si cela est vrai l’idée d’une raison absolue ne fait point partie des possibilités de l’humanité historique; ce qui veut dire tout simplement qu’elle n’est pas maîtresse d’elle-même, mais reste toujours dépendante des données sur lesquelles elle exerce son action. »[25]

            Faut-il dans cette perspective considérer que l’herméneutique historique nous conduit à renoncer à tout savoir sur l’histoire? Le préjugé est donc lié à notre situation historique, il est le signe de notre appartenance à une tradition qui nous fait voir les époques d’un point de vue déterminé, comprendre les événements sous un certain regard. Ce qui fait d’ailleurs que l’historien n’a pas un rapport à des faits bruts, mais à des significations qui proviennent de sa situation historique. Il s’agit de ne pas penser le préjugé de façon négative. L’effort scientifique, en général, cherche à évacuer les préjugés car ils semblent empêcher la constitution d’un savoir objectif. La finalité de l’herméneutique historique n’est pas d’éliminer les préjugés, mais de comprendre que ceux-ci permettent l’ouverture au monde; les préjugés sont des points de vue qui m’ouvrent l’accès aux choses. Gadamer écrit dans L’art de comprendre: « les préjugés sont des préventions qui marquent notre ouverture, des conditions qui nous permettent des expériences et grâce auxquelles ce que nous rencontrons nous dit quelque chose. »[26] Les préjugés ne sont donc pas nécessairement des obstacles épistémologiques; ils peuvent relever du praejudicium, de la décision juridique antérieure au jugement définitif (la chose pré-jugée). Ils nomment la continuité ontologique entre la tradition et mon être, continuité par laquelle un événement advient à moi. Un horizon de sens peut ainsi s’ouvrir et rendre possible la compréhension. Ainsi la tâche de l’herméneutique historique est d’éclairer les conditions dans lesquelles se produit la compréhension.

            Cette compréhension est inséparable du Geschehen du Dasein; l’horizon de compréhensibilité ne peut se déployer qu’en raison de l’historicité du Dasein. Il s’agit d’un horizon fini à l’intérieur duquel du sens se manifeste. Comment appréhender cet horizon de compréhensibilité? Et n’y a-t-il pas deux horizons de compréhensibilité: l’horizon dans lequel vit celui qui comprend et l’horizon propre à chaque époque dans lequel celui qui comprend se replace? On ne peut pas quitter son propre horizon, on ne peut pas voyager d’un horizon à un autre, sinon cela revient à dire que l’on peut expliquer l’histoire d’un point de vue anhistorique. Gadamer explique dans Vérité et méthode que « celui qui détourne son regard de lui-même n’a justement pas d’horizon historique. »[27] Il s’agit donc de se mettre en rapport avec soi-même pour accueillir toute altérité et notamment la tradition. Les préjugés que nous portons en nous forment l’horizon de notre présent, horizon en formation perpétuelle. La mise à l’épreuve de nos propres préjugés, mettre en question ce qui nous est le plus familier, permet la rencontre du passé dans un projet de sens de compréhension. Que se produit-il ainsi? Une mise en rapport de deux horizons qui ouvre l’accès à la compréhension historique[28]. Gadamer peut alors écrire: « Dans l’acte de comprendre s’effectue une véritable fusion d’horizons grâce à laquelle s’accomplit à la fois la projection de l’horizon historique et sa « sursomption » (Aufhebung). »[29]

            La science historique ne peut pas prétendre au savoir absolu, à une vérité éternelle; la vérité se déploie relativement à la fusion d’horizons qui s’opère dans l’acte de comprendre. La vérité ne se construit pas, ne s’atteint pas non plus; elle se destine à travers chaque époque et il s’agit pour l’historien d’y participer. Cette vérité a un sens dialectique, et en raison de la continuité historique, elle se meut constamment. Gadamer tout en utilisant le terme hégélien d’« Aufhebung » ne cherche pas à faire de l’herméneutique historique un savoir absolu. Gadamer fait plutôt a rebours le chemin de la Phénoménologie de l’esprit et reproche à Hegel de vouloir dépasser l’expérience dialectique du changement pour atteindre un savoir absolu où l’objet ne change pas et est connu dans sa totalité. En raison de ma facticité, je ne peux pas prétendre à cette connaissance de la totalité. L’expérience donne sens à la dialectique[30], à la continuité historique qui me constitue et dont je ne peux m’échapper. La réalité dépassera toujours l’homme, car l’homme ne sera jamais maître de l’histoire. L’herméneutique historique s’appuie sur l’idée d’expérience (Erfahrung). Ce n’est pas l’Erlebnis, l’expérience vécue (il ne s’agit pas de partir d’un point de vue étroitement psychologique), c’est l’expérience que nous faisons. Elle a une dimension négative car en raison de son mouvement dialectique, elle nie le savoir qu’on croyait acquis (le préjugé). Faire une expérience signifie que ce qu’on tenait pour vrai ne l’était pas. En même temps, grâce à l’expérience nous savons maintenant mieux ce qu’il en est. L’expérience est alors l’universalité concrète. Le savoir n’est donc pas définitif, la vérité absolue, et pourtant elles sont déterminantes dans l’appréhension que nous avons des événements historiques.

            L’essence de l’histoire surgit à partir d’une compréhension facticielle du Dasein. Le désir épistémologique d’objectivité historique semble impossible à satisfaire, puisque l’histoire ne peut pas se donner sur le mode du savoir absolu. Ce n’est pas à la science historique que nous devons de penser historiquement, mais c’est l’historicité du Dasein qui nous ouvre au sens de l’histoire. Gadamer en fondant son herméneutique sur le geschehen du Dasein nous ouvre à ce qui rend possible la connaissance historique. La phénoménologie n’est pas une philosophie de l’histoire en un sens traditionnel métaphysique qui suppose l’existence de principes rationnels pour juger le bien fondé de la science historique et la réalité historiale; elle devient avec Heidegger et Gadamer une herméneutique historique dont la tâche est moins de déterminer le sens de l’histoire que les conditions de possibilité de toute connaissance historique.

 

           



[1] Cité par Heidegger dans Sein und Zeit, Max Niemeyer Verlag Tübingen, 1986, page 400.

[2] La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Gallimard, 1976, page 83.

[3] Paris, Gallimard, 1967, page 117.

[4] Aristote écrit: « Aussi la poésie est-elle plus philosophique et d’un caractère plus élevé que l’histoire car la poésie raconte plutôt le général, l’histoire le particulier. »

[5] Ethique II, Proposition XLIV.

[6] Tome III, Paris, Editions du Seuil, 1985, page133.

[7] Paris, Gallimard, 1995, page 63.

[8] Op. cité.

[9] Paris, Editions du Seuil, 1996, page 13.

[10] Op. cité, page 298.

[11] Paris, Garnier-Flammarion, 1988, page 86.

[12] Op. cité, page

[13] C’est une expression que l’on doit à Dilthey: Zusammenhang des Lebens.

[14] Op. cité, page 382.

[15] Ibid. page 386.

[16] Op. cité, page 67.

[17] Op. cité, page 382;

[18] Op. cité, page 282.

[19] Heidegger, « Le séminaire du Thor », Questions IV, Paris, Gallimard, page 268.

[20] Paris, Editions du  Seuil, 1995, page

[21] Vérité et méthode, op. Cité, page 319.

[22] Op. cité, page 51.

[23] Cf. Sein und Zeit, page 7 et 52.

[24] Vérité et méthode, page 281.

[25] Ibid. page 281.

[26] Paris, Aubier, 1982, Tome 1, page 33.

[27] Op. cité, page 327.

[28] Gadamer écrit dans langage et vérité: « Peut-être ne parvenons-nous jamais à la connaissance de notre propre être historique que lorsque nous caressons le souffle de mondes historiques étrangers. », op. cité, page 36.

[29] Vérité et méthode, page 328.

[30] Heidegger écrit  dans « Hegel et son concept de l’expérience » :  « Hegel ne conçoit pas l’expérience dialectiquement: il pense la dialectique à partir de l’expérience », in Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, page 224.



01/10/2016
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